Arrêté après les puissantes manifestations à Sétif qui furent suivies des horribles massacres aussi bien à Kherrata qu'à Guelma, massacres aujourd'hui plus ou moins reconnus, Kateb Yacine écrit le 18 mai 1945 un poème, alors qu'il se trouvait en prison à Lafayette (Bougaâ) où un jeune juge humain et humaniste, M. Walter, le relaxera et le fera relâcher quelque temps après, en raison de son jeune âge (15 ans). En hommage à cet homme juste, et à la mémoire d'un grand poète qui souffrit terriblement de l'exil et de l'injustice (image d'une certaine France noble par ses valeurs, généreuse par les vertus de ses idées, courageuse par ses intellectuels engagés), Kateb Yacine rédige donc ce poème au titre fort suggestif et explicitement référentiel : Demain dès l'aube... Ce poème de circonstance, plus long que celui pastiché de Victor Hugo, se développe en six strophes composées de vers alexandrins à rimes croisées. Cette construction lyrique où se laisse deviner un souffle épique, mais un souffle épique plutôt coupé, témoigne par sa régularité quasiment classique et par sa majesté (vers alexandrins et strophes équilibrées) du caractère serein et fier de ce jeune mutin. Ce poème affiche ostensiblement la détermination de ce précoce émeutier qui attend presque sans angoisse ni crainte le verdict annoncé dans les vers avec une certitude où pointent déjà un soupçon d'espoir et surtout une assurance de la justesse de la cause qui mérite le sacrifice suprême (strophe 6). Il s'agit là de l'un des rarissimes textes littéraires algériens de l'époque qui témoignèrent à vif des événements et qui portèrent mention et témoignage direct des pratiques barbares que les insurgées connurent et eurent à subir (strophe 2) : Oui, Mère, mes poignets sont meurtris par les chaînes Et je suis attaché, debout, contre le mur ! Mais, moi je ne crains pas la torture et les peines : Ma conscience est tranquille et mon front reste pur. Qu'est-ce qui a bien pu faire de ce jeune lycéen, ce jeune poète en herbe aux accents hugoliens encore quelque peu scolaires, cet insouciant émeutier et ce proscrit fier d'aller au devant de la mort par le choix conscient et assumé du sacrifice suprême ? Serait-ce ce feu dont parle Kateb Yacine dans ce même poème, ce feu intérieur qui est nourri par « des pensées ardentes » (vers 13). Pourtant ce feu intérieur, cette source incandescente qui anime une jeune pensée, c'est dans la référence à la poésie universelle des proscrits et des exilés (ici Victor Hugo connu pour sa résistance à la dictature de l'usurpateur Napoléon, son refus de l'arbitraire du médiocre, son courage et son opiniâtre combat contre l'injustice) et c'est aussi dans cette langue de l'école coloniale que Kateb va conquérir et dont il va s'approprier pour dire « en français aux Français que nous n'étions pas Français ». Le poème, pudique par bien des aspects, maladroit et naïf soulignera Charles Bonn qui, l'ayant obtenu et recueilli du juge Walter, l'a publié, ce poème rend donc compte de l'état du jeune homme fier de participer à une grande geste d'épopée collective d'émancipation. Toutefois Kateb, adolescent prisonnier exprime spontanément et sans retenu son angoisse à l'idée de devoir partir « bêtement » sans avoir ni vécu ni même mis à profit sa courte et fragile existence. Le côté pathétique est directement et judicieusement inspiré par la référence explicite au célèbre poème de Victor Hugo résistant et intellectuel courageux. Avait-il pris déjà conscience de la nécessité du combat vital pour l'émancipation. Dans ce poème, Kateb y exprime un double combat. D'abord un combat personnel pétri au souvenir d'épreuves trop récentes qui provoquent chez l'adolescent un douloureux souvenir exprimé par un parallèle de situations dues à la séparation d'avec l'être cher, ici la mère, cette mère à laquelle s'adresse le jeune poète dans un langage fort pathétique avec des accents et des tonalités qui réinvestissent un univers à l'image de celui de Victor Hugo écrivant à partir de son exil insulaire à sa fille morte, un très touchant et émouvant poème qui restera un des monuments de l'amour paternel et de la volonté de résistance. Le poème de Kateb montrera, quant à lui, combien ce jeune et novice poète, spontanément, se réfère aux grandes figures de résistances à l'arbitraire et le poète français qui stigmatise « Napoléon le petit » (petit de mesquinerie et non de taille) qui privatisant la République instaurera un Empire qui finira lamentablement dans une mémorable débâcle sans pareille. La situation inversée de l'expression ici véritablement autobiographique et réaliste de la nostalgie et de la séparation (Hugo ruminant chagrin et vengeance et sa fille morte, Kateb condamné et sa mère folle de douleur) met en évidence la sensibilité encore toute romantique chez le jeune Kateb qui convoque au fond de son cachot le souvenir d'une poésie de grande sensibilité et de révolte, une poésie de vie parce que de témoignage et non de mort par résignation. Kateb n'avait pas seulement compris le poème de Victor Hugo, il l'avait même réinvesti tant sa force nourrie au souffle de résistance et de l'espoir avait laissé percevoir au jeune émeutier la certitude d'une victoire et d'une libération prochaine. Pour ce qui est de l'aspect collectif de ce même combat, le souffle épique et héroïque, celui-ci trouvera à s'exprimer dans cette certitude de raison et de passion pour des idéaux comme la justice, la liberté, la fierté et la bonne conscience. (strophe 5). Mon dernier cri sera un grand cri de fierté. Mère ne pleure pas plus : ma mort ; c'est ma vengeance !!! (strophe 6)