Dans ce reportage en deux temps consacré aux «favelas d'Alger», il est question de deux des quartiers les plus déshérités de la banlieue algéroise. Nous commençons par Les Palmiers ou haï Ennakhil, une cité lépreuse plantée au cœur de Bachdjerrah. Plus de 700 familles y sont parquées dans des conditions infrahumaines, confinées dans des «F» aux dimensions d'un cachot collectif. A l'heure où des tours rutilantes s'élèvent dans le ciel d'Alger, où les quartiers d'affaires et les immeubles de haut standing se multiplient, à haï Ennakhil, les gens dorment à tour de rôle. Ici, le mot «intimité» est presque un blasphème. Immersion dans la «cité pénitentiaire» de Bachdjerrah. Haï Ennakhil. La cité des Palmiers. Derrière ce nom exotique se profile, en réalité, une oasis des plus hideuses nichée au cœur de Bachdjerrah. Un îlot de désolation défiant toute description. Quelques palmiers avachis sont dressés tels que des vigiles à l'entrée du quartier auquel ils ont donné leur nom. Des palmiers cache-misère débordés par la tumeur urbanistique. Les barres de Haï Ennakhil se déclinent par un damier de petits cubes, chaque cube représentant un petit logement n'excédant guère les 20 m2. A en juger par leur exiguïté, on pense forcément «cages à poules», «cellules de prison» ou encore «cachots collectifs». Haï Ennakhil prend, dès lors, les allures d'une «cité pénitentiaire». Naguère de couleur orangée, celle-ci est dominée par le gris comme les horribles plaques de ciment nu qui barbouillent ses murs, quand ce ne sont pas des panneaux de parpaing lugubre flanqués d'une fenêtre orpheline. Des cloisons de fortune destinées à recouvrir les loggias histoire de chiper un peu d'espace. Du linge fripé, des draps et autres matelas sont pendus aux coursives. Des essaims d'antennes paraboliques hérissent les façades comme autant d'oreilles métalliques tendues vers le monde. C'est presque tout ce qui relie Haï Ennakhil au reste du genre humain. Car ici, il faut bien le dire, on est dans l'infrahumain le plus insoutenable. La cité, constituée à la base de dix bâtiments s'étalant sur 4,5 ha, a été érigée à la fin des années 1950 dans le cadre du Plan de Constantine, selon ses habitants. Elle hébergeait, en partie, des gardes mobiles de la gendarmerie française, ce qui fait dire à ses locataires que «c'était une ancienne caserne». Elle faisait partie de ces «cités de transit» – selon la terminologie de l'époque – qui, comme ses homologues de Diar El Kef, Djenan Hassan et autre Diar Echems, furent construites dans l'urgence pour accueillir les populations des bidonvilles qui proliféraient à la périphérie des quartiers «européens». «Mes fils dorment dans le couloir» Passées les bâtisses extérieures, nous nous glissons sous un porche donnant sur une cour centrale cernée par un carré d'immeubles vétustes. Cela ressemble à s'y méprendre à la cour centrale d'un bâtiment carcéral. Hormis les palmiers, qui servent plus de décor, tout le reste est sinistrose. Omar Ameur, 31 ans, jeune homme à la silhouette frêle, un duvet lui recouvrant le menton, vient à notre rencontre. «C'est le chef taâ el houma», dira affectueusement de lui un de ses voisins. Chômeur à plein temps, Omar veille consciencieusement sur le quartier. Il a l'œil à tout. A peine ayant pris connaissance de l'objet de notre présence, Omar se met en devoir de nous faire une visite guidée dans les boyaux de la cité. «Je suis né ici et j'ai passé toute ma vie dans ce trou», confie-t-il d'emblée. Et de nous conduire vers le petit logis familial situé au 3e étage du bâtiment F. Sa mère nous reçoit sans protocole, un tablier de cuisine noué autour de la taille. «Venez, venez voir dans quel enfer nous vivons», lance-t-elle d'entrée. Le modeste F1 des Ameur, comme celui de leurs voisins, est niché dans une longue coursive desservant l'ensemble des logements, comme dans un motel. Impression d'être sur le pont d'un navire épave. Tous les logements de la cité sont de la même dimension : des studios dignes d'un célibatorium. Le logis, mal aéré et mal éclairé, est constitué d'une pièce principale aux murs aveugles où s'entasse l'ensemble de la famille. Une loggia aménagée au fond abrite à la fois un minuscule espace cuisine et des semblants de toilettes. Omar ouvre la petite porte donnant sur les WC. Un chien répugnerait à y faire ses besoins. Pas de salle de bains, bien sûr. Les murs de la kitchenette suintent de partout, laissant apparaître des auréoles verdâtres. Tout respire le moisi. «Nous sommes rongés par les cafards et l'humidité», se plaint Mme Ameur. Dans un coin, un réchaud relié à une bonbonne de gaz. «Nous n'avons pas le gaz de ville», explique Omar. «Depuis la dernière opération de relogement, ils ont coupé le gaz», ajoute-t-il. On vit dans des conteneurs «Cela fait 33 ans que nous vivons ici», raconte Mme Ameur. «Nous sommes arrivés en 1978. J'ai 5 garçons qui dorment avec moi. Le plus jeune d'entre eux a 19 ans. J'ai aussi deux filles, l'une a 24 ans, l'autre 21. J'ai deux autres filles qui sont mariées.» Mme Ameur explique les stratégies alambiquées que la famille doit élaborer pour caser tout le monde. «En hiver, nous nous entassons tous dans cette pièce. En été, les garçons dorment à l'extérieur, dans le couloir», dit-elle en désignant le long corridor que se partagent tous les locataires. Omar n'a pas de diplôme. Il n'a pas pu percer dans ses études. «Comment veux-tu étudier dans de telles conditions ?», peste-t-il. Son père est un ancien marchand de légumes. A 77 ans, il n'a plus la force de travailler. Pour subvenir à ses besoins, Omar a déniché un job, pour un temps, comme garde-malade à l'hôpital Maillot. «Mais tous les malades qu'il a veillés sont morts», le chambre son ami Halim. En apprenant que la presse était dans le quartier, les voisins accourent. Ils sont à l'affût de la moindre nouvelle. Leur obsession, c'est «errahla» (le relogement). Abdelhamid, un voisin de Omar, surgit de son logis. Abdelhamid a 50 ans. Il est célibataire et sans travail. Le regard acéré, il use d'une image forte pour décrire son gîte : «On ne peut pas appeler ça des logements. Ce sont plutôt des conteneurs.» En ancien trimeur des chantiers, il jauge la superficie de sa bicoque. Verdict : 7 m sur 2,80 m. Soit 19,6 m2. Abdelhamid se souvient de l'époque où le destin de la cité était entre les mains d'un certain… Abderrahmane Belayat, alors ministre de l'Habitat sous Chadli. «En 1984, Belayat nous a fait une promesse. Il a dit clairement, ici même : à la fin de l'année 1984, vous partirez tous. Et comme vous voyez, makayen oualou. Aujourd'hui, franchement, je ne crois personne. Que tu crèches sur la terre ou sous terre, maâla balhoumche bik. Si j'ai une requête à formuler à l'Etat, c'est simplement d'écourter mes jours.» «Je veux juste allonger mes jambes» «Les Palmiers bénéficient dès 1984 d'une grande opération de relogement. La cité est un problème ancien posé aux ministres successifs de l'Habitat», appuie la sociologue Dalila Iamarène-Djerbal dans une étude consacrée aux cités de Diar El Kef et de Haï Ennakhil (in DesOrdres Urbains, revue Naqd, été 2002). Et d'ajouter : «Dès 1977, une expertise la déclare ‘vétuste et invivable'. En 1983, le ministre suivant la qualifie de sinistrée. ‘Un rat refuserait d'y vivre. Tout le monde sera relogé d'ici fin décembre 1984'. En 1984, près de 400 familles sont recasées dans les cités de la région : Bourouba, Aïn Naâdja, Birkhadem... Les 304 familles restantes reçoivent des préaffectations qui leur assurent un relogement à brève échéance. Les cinq bâtiments vidés sont désaffectés et l'APC coupe l'eau, le gaz et l'électricité pour empêcher de nouvelles installations. De nouvelles opérations de relogement, soit cinq en tout, auront lieu au fil des ans jusqu'en 1999, mais elles n'auront pas l'ampleur et l'impact spectaculaire de la première.» La dernière opération en date remonte à septembre 2011. Ammi Arezki, 71 ans, travailleur chez Sider, à la retraite, déplore la mauvaise planification de ces opérations de relogement : «En 1984, quand ils ont relogé les familles, la police montait la garde autour des bâtiments évacués. Mais après les événements d'Octobre 88, il y a eu une ruée vers les logements libérés. S'ils les avaient démolis au fur et à mesure qu'ils délogeaient, il n'y aurait pas eu d'autres occupants.» Ainsi, au lieu des 304 familles restées après l'opération de relogement de 1984, la cité va se retrouver de nouveau assaillie par un surplus de population qui n'était guère prévu. Aujourd'hui, on estime à 785 le nombre de familles résidant à Haï Ennakhil, selon un recensement local. «Après l'opération de septembre 2011, ils nous ont promis de nouveaux départs dans de brefs délais, mais jusqu'à présent, on n'a rien vu», fulmine Ammi Arezki. Ce père de quatre enfants n'a aujourd'hui qu'un rêve : «Habite bark n'kessel redjlia», lâche-t-il. «Je veux juste avoir un peu d'espace pour pouvoir allonger mes jambes.»