A l'instar de Youcef Amrouche et Zohir Bestandji, férus de vélo, Kaïd Ahmed dit Badja, ami de toujours de Ahmed Kebaïli, n'use pas de propos dithyrambiques pour retracer la carrière du champion Kebaïli, qui vient de nous quitter à l'âge de 88 ans, après une lutte acharnée contre la maladie. Lorsqu'il nous invita chez lui à El Affroun, avec les amis, cités plus haut, il y a quelques mois, Kebaïli ne cessait de magnifier sa ville «qu'il ne quittera jamais pour tout l'or du monde». Désormais, il y repose pour l'éternité. Une foule nombreuse l'a accompagné à sa dernière demeure. Ahmed aimait sa ville et le vélo par-dessus tout. Il en sera le porte-drapeau et le champion adulé. «Il fut un grand champion et un militant de la cause nationale, il méritait l'hommage qui ne lui a jamais été rendu. Il en a été froissé, encore plus par l'ingratitude des hommes», résument ses amis. Lors de notre visite, Ahmed venait de sortir de l'hôpital pour une affection oculaire. Jeune, Ahmed était ouvrier électricien. «Mon métier m'a permis d'évoluer, mon patron me trouva une place au chantier de la base aérienne de Blida. Comme la distance était longue, ma mère se résigna à m'acheter une bicyclette pour effectuer les allers et retours. Décelant des prédispositions, des amis se chargèrent de me prêter un équipement complet. Je volais de mes propres ailes, avant d'atterrir au Vélo-sport musulman d'Alger.» Une vocation était née. En 1940, à à peine 15 ans, Ahmed effectue son baptême en s'engageant dans le «Premier pas Dunlop», s'en suivirent des exploits qui firent jaser les colons surpris par l'intrusion de cet Arabe qui, grâce à son talent, prendra part, en 1946, au championnat de France amateur. «J'étais le seul Algérien à Besançon, j'étais impressionné par le vélodrome qui me donnait le vertige, car je n'y ai jamais couru. N'empêche, en dépit de toutes les craintes, je me suis classé 3e.» Puis ce furent autant de compétitions que de distinctions tout aussi élogieuses les unes que les autres. Les défis, Ahmed a su les affronter tout autant que les coups bas fomentés par des envieux, auxquels il ne tiendra pas rigueur, car Ahmed avait un cœur large comme ça. C'est sans doute pourquoi les meilleurs cyclistes étaient ses amis, comme Bobet, Zaâf, «le casseur de baraques», son alter ego, rattrapé par une histoire anecdotique au Tour de France de 1952 que Ahmed va tenter de rectifier : «On avait écrit avec fantaisie, à l'époque, que Zaâf, ‘Le lion de Chebli' s'effondra dans le Tour. En reprenant conscience, il tenta de reprendre la route, titubant, mais s'en fut dans le sens contraire à celui de la course ! La rumeur affirma qu'il était ivre, ayant accepté pour se rafraîchir des bidons de vin que lui tendaient les viticulteurs de la région. La vérité est qu'Abdelkader montant dans l'ambulance, exhalait le pinard, mais respectueux de la religion, il n'avait jamais trempé ses lèvres dans l'alcool.» Ahmed nous raconte cette péripétie avec beaucoup de subtilité. Mais sa carrière sportive s'arrêta au déclenchement de la lutte de libération qu'Ahmed servit sans se poser de questions. «Souidani, Bouchaïb et Ouamrane étaient souvent hébergés chez moi. Un jour que je transportais Ouamrane, qui était armé, nous cheminions dans la Mitidja. A la vue d'un barrage, Ouamrane m'a dit de foncer dès l'approche des soldats en faction. J'ai hésité et j'ai bien fait. J'ai ralenti et les soldats m'avaient reconnu et on a conversé sur mes performances sportives. On avait évité le pire. Naturellement, ils nous ont laissé passer, presque avec les honneurs.» Ahmed a été arrêté quelques jours plus tard et incarcéré. «C'est en prison que j'ai appris l'arabe au contact de mon compagnon de cellule, Moufdi Zakaria.» Il y restera cinq ans. A l'indépendance, on lui propose la Fédération nationale, mais Ahmed refuse. Par honnêteté. A-t-il eu tort ou raison ? Il dira, quelque années plus tard, que «le cyclisme algérien pédale dans la gadoue», en colère contre la gabegie, mais davantage contre le comportement des hommes, oublieux qui l'avaient déjà enterré vivant… Ahmed est né le 21 février 1925 à El Affroun.