Drapée de l'emblème national, portée par six agents de la Protection civile en tenue d'apparat, la dépouille du professeur Jeanine Belkhodja est arrivée jeudi dans la matinée à l'aéroport d'Alger. Décédée dimanche dernier à l'âge de 85 ans à l'hôpital La Pitié, à Paris, elle a été enterrée au cimetière de Sidi M'hamed, à Alger, dans la tombe où reposent ses parents. Même si son enterrement n'a pas drainé grande foule, la vie de Jeanine Belkhodja a été exceptionnelle. Toute jeune, elle s'était dévouée à la lutte pour l'indépendance, puis au combat pour une médecine de proximité, en passant par son engagement contre les violences faites aux femmes, notamment la défense des mères célibataires et des enfants. A son domicile au centre d'Alger, rue Didouche Mourad, de nombreuses personnes du corps médical et du mouvement associatif féminin étaient là, jeudi dernier, pour lui rendre un dernier hommage. Emotion, douleur et deuil se lisaient sur les visages de ces sages-femmes qu'elle a formées et d'autres, anonymes, qui lui vouaient un grand respect. A 12h30, les agents de la Protection civile ont soulevé le cercueil sous les youyous stridents des femmes. Certaines ont éclaté en sanglots, d'autres ont laissé couler des larmes. Le cortège s'est ébranlé en direction du cimetière de Sidi M'hamed, à Belouizdad. Quelques jours avant son décès, elle avait refusé d'être enterrée à El Alia et émis le vœu d'être inhumée dans la tombe où reposent ses parents, au carré des anciennes familles d'Alger. En plus du ministre de la Santé, M. Boudiaf, et du président du CNES, Mohamed Seghir Babes, de nombreuses personnalités du corps médical étaient présentes à quelques femmes ont tenu à assister. Plusieurs personnalités pour rendre un ultime hommage à la défunte Retiré dans un coin, loin des regards, les yeux cachés par de grosses lunettes de soleil, le professeur Zitouni est bouleversé : «Jeanine a marqué des générations entières de médecins et de paramédicaux. Elle a choisi la lutte pour la liberté du pays et après l'indépendance elle s'est consacrée à la santé publique. Grace à des générations entières qu'elle a formées, nous avons aujourd'hui des réseaux de médecine de proximité plus diversifiés et plus proches de la population. Elle fait partie des grandes héroïnes de l'Algérie d'avant l'indépendance et d'après. Les traces qu'elle a laissées dans les mémoires sont plus importantes que les lumières et les prestiges.» Les yeux rouges, tremblant, le professeur Grangaud se remémore les premiers instants où il a eu à connaître la défunte : «C'était vers la fin des années 1950. Nous nous sommes présentés sur la même liste de la mutuelle des étudiants à l'université, contre celle composée des futurs membres de l'OAS. Je l'ai retrouvée après 1962, puis dans les programmes de planning familial, domaine où elle était très active. Même en tant que chef de service, elle était au premier rang des mouvements dans la santé publique.» Le professeur Hamed arrive, vêtu d'un manteau. «Je viens de sortir du bloc. Dommage, je voulais rendre hommage à cette grande dame», lance-t-il à ses nombreux collègues présents en leur montrant la tenue du bloc qu'il porte sous son long manteau bleu. «Je ne pouvais pas rater l'hommage à Jeanine», souligne-t-il. Conseiller à la Présidence, maître Abderrazak Bara, rappelle : «Les gens ne savent pas qu'en plus de mener le combat dans le secteur de la santé, Jeannine a été désignée par le défunt président Mohamed Boudiaf en tant que membre de l'Observatoire de défense des droits de l'homme après la suppression du ministère des Droits de l'homme, en avril 1992. Avec le professeur Chaulet, elle a fait un travail remarquable en matière de lutte contre la tuberculose. Elle était engagée aussi dans le programme de planning familial pour réduire sensiblement le taux de natalité, sans parler de sa lutte pour les droits des mères célibataires.» Il rappelle le combat de la défunte pour faciliter l'accès des étudiantes aux branches de la médecine, alors considérées comme des domaines masculins. Une militante de la liberté Pour l'avoir connue et approchée, le directeur général du CHU de Bab El Oued, M. Barr, fait l'éloge de la défunte : «Elle était exceptionnelle dans son travail. C'est un pilier de la santé publique qui s'en va. C'est simple, depuis qu'elle n'est plus à Bab El Oued, la situation n'est plus la même.» Venu parmi les premiers au cimetière, Monseigneur Henri Tessier, ex-archevêque d'Alger, était très touché par la disparition de Jeanine. «En plus de son parcours médical, Jeanine était une militante de la liberté. En 1969, elle m'a accompagné en Jordanie, à une conférence mondiale des chrétiens pour la Palestine. Des combattants du Fatah nous ont emmenés clandestinement voir Yasser Arafat dans une grotte», se souvient-il, ajoutant : «Il y a un peu plus d'une année, elle avait été choisi par feu Chaulet pour lire son parcours médical lors de sa cérémonie funèbre…» Jeanine s'est éteinte, emportant une partie de la mémoire algérienne. Les affres de la prion ne l'ont pas empêchée de rejoindre, dès sa libération en 1960, la Tunisie, pour s'occuper des services sanitaires de l'ALN, jusqu'en 1962, année où elle est rentrée à Alger pour soigner les blessés victimes de l'OAS. Professeur de gynécologie, elle a formé durant sa carrière des générations de gynécologues-obstétriciens et de sages-femmes. Sa disparition est une perte pour la santé publique, mais aussi pour le mouvement associatif féminin, privé ainsi d'une grande militante des droits des femmes.