La douleur d'une seule main, nous avons brandi le glaive de la foi. D'une seule voix, nous avons porté le cri de la liberté. Nos cœurs unis, nos corps meurtris, vous êtes partis et je suis restée là… Mon cœur meurtri, mes mains flétries… Djamila La rumeur l'avait donnée pour morte. L'annonce de son décès avait fait le tour d'Alger tout au long de la journée de lundi. On se téléphonait les uns les autres pour en savoir plus sur cette funeste information. mais comme un mal insidieux, la nouvelle enflait emportant dans sa déferlante chaque fois plus de victimes. Partagés entre l'inquiétude et le chagrin, il ne nous restait plus qu'à essayer de joindre son domicile. Là aussi, point de réponse, ce qui accentua davantage notre angoisse. Quand nous la vîmes quelques heures plus tard, quel soulagement ! Elle nous fit part elle-même de son étonnement. Elle apprit sa «mort» à Boufarik où elle assistait à des réjouissances. «Une fête familiale où je me suis éclatée, la preuve que je suis en forme, engagée et toujours d'attaque, n'en déplaise à tous ceux qui ont voulu m'enterrer trop vite. A leur grand dam, je suis là et si Dieu le veut, pour encore longtemps», nous confie-t-elle, mi-grave, mi-amusée, insinuant que cette «sortie» n'est pas innocente ! Mais comment donc son décès s'est-il propagé aussi vite ? On n'est pas loin de la manipulation : «C'est la chaîne de télévision libanaise Annahar qui l'a annoncé, je ne sais à quel dessein. C'est une de mes cousines qui m'en a informée. Les facebookers ont pris le relais, et ce qui n'était un simple bobard a été pris pour argent comptant par les réseaux. C'est déplorable. Et ce n'est pas juste. Ma famille a été fortement choquée. Ceux qui ont réussi à me joindre étaient en pleurs.» Puis, méditant sur la philosophie de la vie elle enchaîne : «Vous savez, on n'est pas éternel, tout le monde meurt et la mort on en parle cinq fois par jour.» Moins sérieusement, celle qui a considéré que la Révolution était la seule utopie raisonnable, ironise en répondant à ceux qui la pensaient morte : «Mais pourquoi n'êtes-vous pas venus à mon enterrement ?» Jeune Révoltée «Mardi, une amie marocaine, diplomate et auteure m'avait appelée dans le même sens en s'inquiétant de ma santé. Elle aussi a cru la rumeur. Elle m'a souhaité une bonne année à l'occasion de Mouharam, mais n'a point évoqué les récents incidents survenus au Maroc. D'autres ami(e)s m'ont contactée de partout, surtout du monde arabe où j'ai de solides amitiés depuis plus d'un demi siècle.» Djamila n'omet pas de compléter : «même s'il y a certains ici qui ont dû se réjouir de ma mort.» En tout cas, elle s'est montrée très critique à l'encontre des réseaux d'information officiels qui «auraient pu en me contactant mettre fin à cette rumeur. Tant pis, mais je ne sais si les Algériens me pardonneront de leur avoir créé cette atmosphère de deuil. Le peuple algérien, qui souffre toujours, a besoin d'autre chose que le morbide.» Soulagés, les enfants de son quartier lui avaient témoigné toute leur affection et toute leur solidarité. «C'est notre mère, sans elle on est orphelins», clament-ils au bas de l'immeuble où elle réside. Et puis, l'un d'eux s'est exclamé : «La France toute puissante n'a pas pu la tuer, ce n'est pas la rumeur qui le fera !» Icône de la Révolution, Djamila a sillonné les pays arabes où son aura est intacte. Quand elle pense à leur situation, aujourd'hui, elle enrage. «L'Occident est responsable de la mascarade qui a davantage fragilisé ces pays, même si l'on doit applaudir la fin des dictateurs. Ces pays sont plus divisés que jamais et je crois que les initiateurs de ce projet feront tout pour les maintenir dans cet état de servitude et de guerre civile permanente. Des micro-Etats servent de supplétifs, des caniches de leurs maîtres dans des rôles de marionnettes. C'est affligeant !», signale-t-elle avec son franc-parler habituel. Les gens ont de l'estime pour cette femme pour son intégrité, son attachement à la parole donnée et surtout ses convictions. Dans la tourmente générale qui agite la région, l'Algérie fait exception. «On y a échappé peut-être, mais nul ne sait ce que l'avenir nous réserve», en enchaînant sur la gouvernance de l'Algérie qui laisse à désirer. «Comment concevez-vous le fait que notre pays se permette de prêter de l'argent au FMI, alors que la misère frappe aux portes et que les plus vulnérables recourent aux poubelles pour se nourrir. Ceci est inconcevable pour un pays aux richesses avérées. J'allais écrire à la présidente du FMI pour restituer l'argent du peuple», a-t-elle menacé. Mimique désolée, paupières plissées, elle porte ses doigts à son front. «Si Bouteflika veut se représenter pour un quatrième mandat, je sortirai manifester dans la rue avec une banderole pour dénoncer tous les méfaits, tout le mal fait à l'Algérie. Le peuple en a ras-le-bol. Des promesses non tenues, de la rapine, de la corruption à grande échelle, de la dilapidation des deniers publics dans l'impunité totale, de l'étouffement de la société civile… En vérité, je suis inquiète pour mon pays en pensant aux sacrifices consentis par un million et demi de chouhada, dont des membres de ma famille. L'Algérie était un paradis. Elle est devenue, hélas, un enfer. Sartre, qui avait défendu notre cause dans les années de feu, avait écrit : ‘‘L'enfer, c'est les autres'' ; moi, je dis que ceux qui nous gouvernent sont notre enfer. La scène politique est un théâtre d'ombres où tout est miné. Le FLN authentique n'est plus. Ce sont des usurpateurs qui l'ont squatté. Mais dans l'Histoire, le FLN n'est jamais fini. Notre FLN, maltraité, ‘‘traîné' ‘dans la boue avec son lot de scandales, cela nous révolte. Mais quoi qu'on fasse, le FLN restera vivant dans nos cœurs et personne ne pourra nous effacer», tempête-t-elle. Djamila, héroïne de la guerre de Libération, est une nationaliste convaincue. Née dans une famille de classe moyenne, elle est scolarisée à la rue du Divan près de la mosquée Ketchaoua. Elle a grandi à Zenkat Bouakach, impasse de la Grenade à La Casbah d'Alger. Elle rejoint le Front de libération nationale durant ses années d'étudiante. Elle travaillera comme officier de liaison et assistante de Yacef Saâdi. En 1957, elle est blessée dans une fusillade et capturée par l'armée française, inculpée pour ses actes, torturée et condamnée à mort. Son exécution est stoppée par une campagne médiatique menée par Jacques Verges et Georges Arnaud. Ils écrivent un manifeste publié la même année aux éditions de Minuit «pour Djamila Bouhired». Le FLN squatté C'est avec le livre d'Henri Alleg, La Question, l'un des manifestes qui alerteront l'opinion internationale sur les mauvais traitements et les tortures infligés par l'armée aux indépendantistes algériens. Devant le tollé international soulevé par sa condamnation, elle est finalement graciée et libérée en 1962. Elle travaille après sa libération avec Jacques Verges, qu'elle épousera en 1965, à Révolution Africaine, un magazine centré sur les révolutions nationalistes africaines. Elle a eu 2 enfants, Lyes et Meriem, avec Verges. Sa vie a été adaptée au cinéma par Youssef Chahine, Djamila, sorti en 1958. Son parcours est aussi évoqué dans la première partie du film L'Avocat de la terreur, consacré à Verges. La Casbah a été son berceau. Sa famille, originaire d'El Aouana (Jijel), s'y est installée il y a longtemps. «Mon arrière grand-père maternel, issu d'une famille noble de Sfax, est venu de Tunisie pour porter assistance à l'Emir Abdelkader dans son combat contre l'oppresseur français. Il relève de la lignée des Rekik-Bouakaz. Il s'est marié à une Bachtobji issue d'une vieille famille algéroise. Ma mère Baya Bouakaz nous a élevés mes frères et sœurs avec un amour inoui de l'Algérie qu'elle adorait. Elle était très pieuse au point qu'elle a flirté avec le soufisme. Elle nous a appris à aimer l'autre, à respecter les différences. Mon père Omar était rentier et le faisait savoir, si je puis dire, puisqu'il roulait en voiture décapotable. Il était bien en avance sur les pieds-noirs qui le jalousaient. La première maison où les paras ont pratiqué la torture était la nôtre. Un jour, ils sont venus chercher mon père qui était malade et alité. Ils l'ont torturé et laissé baignant dans une mare de sang. Il n'avait pas avoué. Cette image m'a fortement marquée. Aujourd'hui, quand je pense à mon père, à mes frères de combat, aux chouhada, je me mets à sangloter, non seulement du fait qu'ils sont partis, mais parce que nous n'avons pas été dignes de leur confiance. Quelque part, le serment a été trahi.» C'est un sentiment de colère et de révolte qui l'étreint, qui l'étouffe. On sait que lorsqu'elle a dit ses quatre vérités, on a tenté de la calomnier, mais la tentative a échoué. Le changement s'impose «Ceux qui sont plus sensibles aux allégeances claniques qu'aux interpellations citoyennes avaient été pitoyablement éconduits», avait relevé un confrère. Toujours jalouse de sa Casbah, Djamila est attachée à ce qui s'y passe, notamment les multiples tentatives de réhabiliter cette cité millénaire vouée à l'abandon. «J'ai entendu des horreurs à propos de La Casbah, liées notamment à des questions d'argent. J'avais coupé les ponts avec mon quartier. La médisance avait envenimé l'atmosphère. Un jour, j'ai été contactée par deux anciens casbadjis, Hadj Zoubir et Matoub, pour une visite des lieux. Quand j'ai vu la rue de Thebes et ses détritus qui montent jusqu'à la plaque commémorative des chouhada, j'étais horrifiée. Ce spectacle désolant m'a choquée. Je me suis remémorée les lieux, les supplices infligés aux moudjahidine, mon sang y a coulé, celui de Lyes, de Rachid, de Mustapha et des autres… J'ai eu tellement mal à La Casbah que j'ai eu un accès de glycémie. Hadj Zoubir m'a emmenée dans son domicile où j'ai repris mes esprits. C'est là que j'ai décidé de créer une association composée de gens intègres désintéressés, aimant surtout leur quartier. J'ai alerté les jeunes qui ont fait un travail de volontariat remarquable, auquel j'ai personnellement participé. On a demandé un siège pour l'association, mais on a essuyé un refus catégorique de la wilaya. Pourtant, les locaux fermés sont légion. A chaque fois c'est la même rengaine. Il y a des lois qu'il faut respecter. Mais moi je n'ai jamais enfreint les lois. Aux responsables je dis : ‘‘Ce sont des gens comme vous qui se considèrent au-dessus des lois, donc hors-la-loi… Mais on ne désespère pas. L'Etat se ressaisira bien un jour…», souhaite-t-elle. En guise d'adieu, Djamila, qui s'est toujours distinguée par sa discrétion, loin des médias et des cercles officiels, nous offre ce poème écrit de ses mains dont on donne un extrait en ce mois béni de novembre. Novembre après novembre, J'irai porter des fleurs sur vos tombes Novembre après novembre et au-delà Je vous porte en moi Mes frères et mes sœurs Mes mains scellées aux vôtres par la douleur Mon cœur uni au vôtre par l'amour d'une Algérie qui sera toujours Nôtre.