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hors-jeu créatif
Le football vu par les artistes et écrivain
Publié dans El Watan le 23 - 11 - 2013

Dans la rue, à la radio, à la télévision, dans les journaux, la semaine passée a été fortement marquée par l'actualité footballistique.
Bref, tout le monde en parle et, avec la qualification de l'équipe nationale pour le Mondial, le cessez-le-foot n'est pas pour demain. Mais qu'en est-il des artistes et écrivains algériens ? Comment perçoivent-ils le monde du ballon rond ?
Pour certains, le simple fait d'établir un tel parallèle entre le foot et l'art semblera sacrilège. Beaucoup de nos artistes seraient de l'avis de ce grand compositeur brésilien, Heitor Villa-Lobos, qui affirmait que le football avait fait dévier l'intelligence humaine de la tête aux pieds.
Quand ils ne bottent pas en touche et refusent tout simplement de répondre, d'aucuns évoquent l'instrumentalisation politique, la violence et le racisme entre autres aspects déplorables du football. On compte d'ailleurs très peu d'œuvres algériennes, toutes disciplines confondues, sur (ou même contre) ce sport qui n'est pas simplement un sport mais un véritable phénomène social. On citera bien entendu quelques scènes au cinéma, dont celle de Omar Gatlato (1976) de MerzakAllouache et surtout le téléfilm Kahla ou baydha (1980) d'Abderrahmane Bouguermouh où l'Entente de Sétif joue un grand rôle.
En littérature, notons la brillante exception, signée Rachid Boudjedra, Le vainqueur de coupe (1981), roman inspiré d'un fait réel qui nous transporte dans le stade de Colombes, à Paris, durant la finale 1957 de la coupe de France où un jeune fidaï, Mohamed Sadouk, doit abattre le bachagha Chekkal. Oui, en Algérie comme ailleurs, et peut-être plus qu'ailleurs, quand on parle de foot, l'histoire et la politique ne sont jamais loin. Et cela peut s'expliquer par le parcours du football algérien. Les premiers clubs algériens furent des écoles du nationalisme et l'Algérie en lutte a été présente sur les pelouses avec l'équipe du FLN dès 1958. Le foot serait-il un élément fondateur de la nation algérienne ? C'est en tout cas l'hypothèse suggérée par l'universitaire Amine Dellaï, spécialiste de la poésie populaire : «Cette histoire de foot est plus sérieuse qu'elle n'en a l'air.
Son rapport à la pénible construction de la nation algérienne est un sujet de réflexion qui peut nous réserver des surprises. Il est admis, par exemple, que la nation allemande s'est constituée en grande partie autour de son folklore (contes et légendes germaniques publiés par Grimm) et qu'il n'est pas impossible qu'un élément jugé mineur dans la sphère sociale puisse servir de catalyseur à une idée aussi majeure que celle de la Nation. Le foot serait-il chez nous cet élément rassembleur ?» Mais ce dessein rassembleur peut parfois tourner au nationalisme violent.
Le sport, écrivait Georges Orwell, c'est la guerre, les fusils en moins». Hamid Grine, romancier, journaliste et auteur de plusieurs livres sur le foot, déplore l'intrusion de cet esprit guerrier dans le football : «Dès les jeunes catégories, on apprend aujourd'hui aux enfants qu'il faut piétiner les adversaires pour gagner, que le foot n'est plus un sport, mais un combat. Vous n'avez qu'à jeter un coup d'œil aux titres des journaux d'avant-match des Verts contre le Burkina. On parle de combat, de guerriers, d'exception algérienne, donc de nationalisme, donc de chauvinisme. On est loin du sport et de ses valeurs : dynamisme, solidarité, fraternité, sportivité : gagner sans orgueil et perdre sans amertume.»
Le chanteur, Djamel Allam, visiblement exaspéré par les excès de cet engouement footballistique, abonde dans le même sens : «Un journal sportif titrait : Les snipers de Vahid ! C'est terrible cette image guerrière ! Moi, je suis pour le fair-play, l'amitié et les valeurs positives. Un match de foot ce n'est pas de la tauromachie !» D'ailleurs, le foot peut-il encore transmettre ces valeurs positives ? Réagissant à une citation d'Albert Camus qui affirmait devoir le peu de morale qu'il connaissait au football, Grine dira : «Me concernant, je ne trouve aucune morale dans le foot, sinon celle du plus fort, aucune justice sinon celle de l'argent. Je trouve des moments de joie. Et c'est tout ce que je demande au foot.»
L'écrivain et chroniqueur, Kamel Daoud, juge pour sa part que «le foot a remplacé les meetings politiques. C'est un instrument politique et un vecteur de populisme. Un populisme heureux et même attrayant, auquel on a du mal à résister individuellement, mais un populisme quand même. Aujourd'hui, le foot est ce qu'étaient les combats des gladiateurs pour les Romains.» A propos d'instrumentalisation politique, Djamel Allam s'interroge : «Pourquoi ces gens qui défilent avec des drapeaux ne le feraient pas pour un 1er Novembre ou un 5 Juillet ?» Bref, le phénomène foot n'a pas toujours très bonne presse du côté de nos artistes et écrivains. Mais ne jetons pas trop vite l'anathème sur le footballeur, à l'exemple de Shakespeare lui-même qui clamait : «You, base football player !»* (Toi, vil joueur de football !).
Evidemment, le football n'est pas seulement de la violence, des affaires et du mensonge, c'est aussi et surtout de l'émotion, de la technique, de l'art enfin. Etre footballeur et artiste est tout à fait possible. Oublierait-on que Mustapha Skandrani faisait ses gammes au piano entre deux entraînements avec le Mouloudia où il était promis à une belle carrière ? Il en est de même pour le maître du chaâbi, Guerrouabi, brillant ailier droit de la Redoute AC jusqu'en 1958. Nos adversaires malheureux du Burkina Faso peuvent également s'enorgueillir d'avoir compté dans leur équipe un comédien et metteur en scène d'envergure internationale : Sotigui Kouyaté, comédien fétiche de Peter Brook et Ours d'Argent du meilleur acteur en 2009 pour son rôle dans London River de Rachid Bouchareb… On pourrait multiplier ainsi à l'infini les ponts entre foot et art. Pier Paolo Pasolini considérait même le football comme un langage à part entière avec sa prose et sa poésie.
L'écrivain italien comparait ce sport aux formes primitives du théâtre grec et le considérait comme un rite relevant d'une des dernières représentations du sacré à l'époque moderne. Pasolini aurait même souhaité devenir footballeur. «Après la littérature et l'éros, pour moi le football est l'un des plus grands plaisirs», confiait-il à un journaliste de La Stampa. Parmi les artistes que nous avons interrogés, nous avons découvert de véritables mordus du ballon rond, à l'image du plasticien Karim Sergoua, qui peut vous entretenir pendant des heures sur les nuances entre le football latin et le football européen : «En tant qu'artiste, c'est la performance qui m'intéresse. Tous les footballeurs du sud de la planète sont des artistes, de Pelé à Messi, en passant par Maradona. Mais aussi des joueurs, comme Belloumi chez nous. Ces gens n'ont pas étudié le foot, comme c'est le cas des joueurs européens. Nous, c'est le spectacle. Messi peux enivrer 170 millions des téléspectateurs grâce à une action spectaculaire. C'est cela la performance que ni Platini ni Rummenigge ne peuvent accomplir. Le dynamisme, le mouvement, l'émotion à fleur de peau, c'est tout cela qui peut m'inspirer.»
Mais aucun peintre algérien, à notre connaissance, n'a fait le pas, comme Nicholas de Staël, grand peintre contemporain qui a produit dans les années 1950 des œuvres sur le football.Sur le terrain, comme sur les gradins, voire dans la rue et devant les écrans, le football est un indéniable catalyseur de passions. Hamid Grine, qui est aussi le biographe de Belloumi, raconte : «Nul footballeur possédé par la passion n'a la distance nécessaire pour éviter l'abattement après un match perdu, nul ne se dira que ce n'est que du jeu. Je connais des gens qui se sont tués pour l'équipe nationale. Prenez Belloumi, il a un fan à Mascara, Benzerga pour ne pas le nommer, qui s'est jeté du troisième étage par amour pour lui !» Evoquant le parcours de Hacène Lalmas, ancienne gloire du CRB et de l'équipe nationale, il ajoute : «Sa vie résume à elle seule le crépuscule des dieux, il y a tout : la célébrité, la gloire, l'amour, l'orgueil, la jalousie, la haine, la descente aux enfers, la solitude, la maladie...».
Outre les stars du terrain, il y a également les héros des gradins, à l'image de Yamaha. L'inoubliable mascotte du CRB et du onze national, de son vrai nom Dehimi Hocine, symbolisait l'élan vital et l'envie de faire la fête envers et contre tout dans une période où l'Algérie sombrait dans la violence. Assassiné en 1995, Yamaha fascine littéralement Rac, personnage principal de La vie à l'endroit de Boudjedra (1997) et alter ego de l'auteur.
En 1999, Vincent Collona lui consacrera tout un roman avec Yamaha d'Alger. Benfodil, friand de personnages marginaux et lunaires, s'est intéressé à la «solitude de l'arbitre» dans un texte inédit : «La figure de l'arbitre est très intéressante à traiter. Pour un écrivain, c'est vraiment un bon client. D'ailleurs, on l'a vu dans ces campagnes de qualif' : celui qui a tout le monde contre lui, y compris les vainqueurs, c'est bien lui. Il faut être un peu kamikaze pour faire ce métier. Récemment, au Brésil, un jeune arbitre, Otávio Jordão da Silva, a été littéralement lynché et décapité par le public. Sa tête a été plantée sur une perche, c'est vous dire.» On peut également penser que le football, pour intéressant qu'il soit, n'a rien à voir avec l'art. Le plasticien et designer, Zoubir Hellal, affirme, par exemple, que ce sport qu'il aime pratiquer est «plein de rebondissements, de passion, de déceptions, d'ardeur et de désillusions», mais n'a que peu de rapport avec la pratique artistique, car «l'art se pratique en solitaire».
Sarah Haïdar, qui a consacré une chronique cinglante au football comme exutoire de frustrations (Foot et misère affective, Algérie News, 19/11/2013), n'estime pas non plus que le foot soit un sujet très intéressant pour ses romans : «Je ne pense pas qu'un auteur doive parler de tel ou tel sujet. Je parle rarement du "réel" dans mes écrits littéraires. Par "réel", je veux parler des choses du quotidien qui préoccupent les gens "normaux". Je préfère en parler dans mes chroniques.»
Trop prosaïque le football ? Ce n'est pas l'avis de Mustapha Benfodil qui le considère comme un sujet incontournable pour tout auteur algérien connecté à sa société. Il se souvient d'une installation qu'il avait exposée à la biennale de Shardjah en 2011 : «Cette installation qui parodiait un match de foot donne à voir 23 mannequins sans tête. Des mannequins attifés comme des footballeurs. Signe particulier : sur les maillots des joueurs étaient floqués mes personnages de fiction et des bouts de mes romans, pièces, poèmes, étaient imprimés sur les T-shirts. Il s'agit ici d'un match particulier opposant l'écrivain à la société. Non homologué par la FIFA bien sûr. Ce travail a défrayé la chronique dans la mesure où l'un des textes gravés sur les maillots avait été jugé blasphématoire. L'installation a été démontée après trois semaines d'exposition et Jack Persekian, le directeur de la biennale, a été viré, ce qui a déclenché une tempête internationale.»
Benfodil ne perçoit pas le foot uniquement comme un «opium du peuple», mais se réjouit au contraire d'y trouver un ultime vecteur d'expression pour la jeunesse : «Le Mouloudia compte assurément plus d'aficionados que le FLN. Il faut souligner aussi que les seules manifs autorisées sont les ruades des supporters. Alors, c'est tant mieux qu'il y ait des chants contestataires dans les stades et, personnellement, j'aime beaucoup cette dimension subversive du foot comme espace surpolitisé à force de vouloir dépolitiser la jeunesse et casser toute initiative citoyenne.»
Qu'il passionne, qu'il divertisse, qu'il dérange ou qu'il exaspère, le football est un phénomène complexe qui raconte beaucoup de choses sur la société, l'histoire et la politique algériennes. De l'équipe du FLN, au onze de Halilhodzic, le ballon rond n'a pas fini de déchaîner les passions tous azimuts. «Le sport, écrivait Pasolini, est un phénomène de civilisation tellement important qu'il ne devrait être ni ignoré ni négligé par la classe dirigeante et les intellectuels.» Si les premiers l'ont bien compris, les seconds n'ont probablement pas encore accordé à ce phénomène toute l'attention qu'il mérite ni saisi les possibilités créatives qu'il renferme.
* W. Shakespeare, King Lear, Acte I, scène 4. Le «football» dont il s'agit dans cette pièce du XVIIe siècle est un ancêtre du «soccer» que nous connaissons et dont les Anglais ont établi les règles à la fin du XIXe siècle.


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