Ce samedi matin, il fait sacrément frisquet à Alger. De gros nuages menaçants maculent le firmament. Mais les humeurs de la météo n'ont pas empêché des dizaines de citoyennes et de citoyens, militants pour l'essentiel dans diverses associations féminines, de faire le déplacement au parc zoologique de Ben Aknoun pour prendre part à une randonnée pédestre un peu spéciale. Une randonnée placée sous le signe de la féminité, avec en toile de fond la dénonciation des violences faites aux femmes. Les organisatrices se sont donné rendez-vous dès 9h devant le Village africain. Des affiches placardées à l'entrée et sur les grilles du zoo arborent un visage de femme contrite, la bouche bâillonnée par une main virile. Demain, rappelons-le, c'est la Journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes. Aussi, plusieurs associations ont-elles fédéré leurs énergies pour honorer cette date : le réseau Wassila-Avife, l'Association pour l'émancipation de la femme (AEF), Bnet Kahina, l'Association algérienne pour la planification familiale (AAPF), l'Association femmes en communication (AFC) et l'association Rachda. Pour l'aspect technique, la randonnée a été soigneusement encadrée par la Fédération algérienne d'athlétisme dont la contribution à la réussite de cet événement est à saluer. Ainsi, plutôt que de célébrer cette journée à huis clos, dans une salle de conférence, ces associations ont eu la lumineuse idée de faire cela en plein air. Et cela a été revigorant à tous points de vue. Les participant(e)s sont repartis les poumons bien ramonés, l'espoir réanimé et les accus rechargés à bloc. Au final, même le ciel a été solidaire et la météo clémente. Bol d'air et coup de gueule Pour les besoins de la virée pédestre, les participants se sont mis, pour nombre d'entre eux, en tenue de sport, à l'image de la pétillante Salima Sahraoui-Bouaziz, glorieuse moudjahida pleine de verve et de vie. Plusieurs d'entre eux brandissaient fanions et affiches. Dans le lot, des militantes féministes de la première heure, des jeunes, des enfants, des hommes aussi, parmi lesquels Chawki Salhi. Une belle image de solidarité, en somme. Mais moins belle, hélas, est la condition féminine sous nos latitudes. Une situation que dénonceront vigoureusement les organisatrices avant le coup d'envoi de la randonnée. Hissée sur une chaise, Soumia Salhi, présidente de l'AEF et par ailleurs présidente de la Commission nationale des femmes travailleuses au sein de l'UGTA, sera la première à intervenir. Elle rend d'emblée hommage «à toutes celles qui ont brisé le silence, qui ont poussé un cri pour témoigner de leur souffrance». Soumia Salhi ne manquera pas de souligner la continuité de la lutte des femmes, entre les combattantes d'hier et les battantes d'aujourd'hui. Elle dira : «Cette halte se veut aussi un hommage à nos moudjahidate et à toutes les femmes martyres, parce que cette initiative s'inscrit également dans le prolongement de la célébration du cinquantenaire de l'indépendance. C'est donc aussi un geste de reconnaissance envers les moudjahidate d'hier et les militantes d'aujourd'hui, pour dire que les femmes algériennes sont toujours debout.» La présidente de l'AEF est entrée ensuite dans le vif du sujet en détaillant, chiffres à l'appui, les terribles violences qui martyrisent les femmes dans notre société : «Tout le monde sait qu'en Algérie et dans le monde, des milliers de femmes meurent des suites des violences qu'elles subissent, de la part de leurs proches dans la majorité des cas. En France, toutes les 7 minutes une femme est violée et tous les deux jours une femme décède des suites des violences subies.» En Algérie, 5797 plaintes pour violence ont été déposées auprès des services de la Gendarmerie nationale en 2012, indique-t-elle, en précisant que 261 femmes sont décédées suite à ces agressions. On apprend également que 297 femmes ont été violées en 2012. Citant des statistiques de la DGSN, Mme Salhi ajoute que près de 7000 cas d'agression contre les femmes ont été recensés durant les neuf premiers mois de 2013, dont 200 viols. Ces violences ont coûté la vie à 27 femmes. «Et ce ne sont là que les cas déclarés où les femmes ont eu le courage de porter plainte», fera remarquer Mme Salhi. «Il existe malheureusement un très grand nombre de violences tues.» Et d'appeler à une mobilisation générale de la société pour que cela cesse. Soumia Salhi insiste sur le combat qui doit aussi se poursuivre sur le terrain du droit : «La loi doit signifier l'interdit.» «Nous considérons que la législation actuelle est insuffisante pour traiter ce phénomène (…). On demande à ce que le code pénal soit amendé, qu'il y ait des procédures efficaces», martèle-t-elle. L'oratrice a rappelé la campagne menée depuis 2010 pour faire voter une loi-cadre criminalisant toutes les violences faites aux femmes. «Une quarantaine de députés ont signé en faveur de ce projet de loi. Le projet a été approuvé par le bureau de l'Assemblée sous l'ancienne législature», dit-elle. Ce rassemblement, c'est aussi un «plaidoyer» pour réactiver ce texte, relancer les députés et faire adopter cette loi. «Nous disons qu'il faut revoir l'arsenal juridique algérien pour prendre réellement en charge cette problématique de la violence», a conclu la présidente de l'AEF. «La femme est plus en danger dans le foyer» L'emblématique Fadhila Boumendjel-Chitour, cofondatrice du réseau Wassila et vice-présidente de l'Association d'aide aux victimes femmes et enfants (Avife), prendra ensuite la parole pour interpeller, avec énergie, le pouvoir politique et la société sur cette question. Elle rappelle d'abord que cette journée, entérinée par l'ONU, a été instituée suite à l'exécution de trois Latino-Américaines victimes de la dictature militaire. «Mais il n'y a pas que la violence politique qui devrait être dénoncée», assène Mme Chitour. «Il y a une violence bien plus perfide et sournoise qui est la violence ordinaire, la violence domestique, la violence conjugale, la violence familiale, la violence dans les foyers», énumère-t-elle. Et ajoute «la violence symbolique et institutionnelle». Fadhila Chitour s'attarde surtout sur l'ampleur de la violence domestique : «Il ne faut pas oublier que l'endroit du monde où la femme est le plus en danger, c'est dans l'intimité du foyer où, sous prétexte qu'on est dans une sphère privée, disparaît complètement la protection de la loi.» L'honorable professeure de médecine dénonce, au passage, «l'impunité totale» dont jouit le mari. «Cette commémoration, pour nous, aujourd'hui, c'est pour crier qu'il faut mettre un terme à cette impunité, qu'il ne faut plus qu'on considère que la violence conjugale est une affaire privée. Il faut mettre de la loi, de la sanction, dans cette insupportable violence qu'est la violence conjugale», appuie-t-elle. Et de plaider pour que «la violence conjugale devienne un délit». Pour elle, la loi-cadre évoquée par Soumia Salhi doit être «une loi qui englobe des mesures de protection pour la femme et ses enfants». Elle regrette que «depuis 2012, rien n'ait bougé». «On veut exhorter la société civile et les institutions pour que ce texte de loi avance, pour qu'il soit débattu et adopté», insiste-t-elle. Mme Chitour souligne aussi l'importance du caractère sportif de cette initiative dont l'un des objectifs, dit-elle, «est de faire bouger le corps des femmes», ce corps entravé qui, «dans l'intimité des foyers, est souvent torturé, meurtri, malmené» et qui a besoin de s'adonner à une «activité saine et épanouissante» pour respirer. Fadhila Chitour exhorte même les femmes à «envahir les stades».