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«Il y a encore tant de choses à écrire sur les années 1990»
Soraya Bouamama. Journaliste
Publié dans El Watan le 06 - 01 - 2014

Soraya Bouamama, journaliste à l'ENTV, vient de publier aux éditions ANEP, à Alger, Awrak lam takoun li nachr (Des papiers qui étaient non publiables). Un récit dans lequel elle raconte la vie des journalistes et des techniciens de l'ex-RTA durant les années des violences, les années 1990, en Algérie. Des dizaines d'assassinats, des disparitions, des départs en masse, des souffrances. Elle évoque la peur, l'incertitude, les questionnements, les doutes et la résistance. Soraya Bouamama, qui a enquêté sur les cellules terroristes en Europe, ne s'est pas retenue dans ce récit. Elle a tenté de délivrer sa mémoire de tourments et de souvenirs déchirants. Awrak lam takoun li nachr figure parmi les livres les plus vendus durant le 18e Salon international du livre d'Alger (SILA) en novembre 2013.
- Pourquoi les papiers n'étaient-ils donc pas à publier ?

Il ne s'agit, bien entendu, pas de papiers dans le sens que l'on entend. Il s'agit d'idées et de positions. Il y a beaucoup de véracité dans le titre du livre puisqu'il s'agit de choses que je ne voulais pas dire, publier. C'est un passé très présent. J'aurais pu peut-être donner un autre titre en mettant en avant l'idée de mémoires ou autre chose. Je me suis posée la question : pourquoi j'écris ? Existe-t-il de l'intérêt chez nous pour l'écriture ? J'ai l'impression que l'intérêt va ailleurs… En écrivant un autre texte, un scénario sur Meriem Bouattoura (moudjahida tuée par l'armée coloniale française en juin 1960 à Constantine, ndlr), à la fin du Ramadhan, je regardais la chaîne nationale tunisienne. J'ai vu la boucherie de Jebel Chaâmbi en Tunisie (assassinat de huit soldats tunisiens par un groupe armé inconnu aux frontières avec l'Algérie le 29 juillet 2013, ndlr). J'avais l'impression que des cris sortaient du petit écran. Les tenues des militaires étaient couvertes de sang. Un spectacle horrible ! Cela m'a replongée dans notre propre passé. Et là, je me suis dit qu'il est impératif de raconter aux autres notre expérience avec le terrorisme. Dans les années 1990, la Tunisie était un refuge pour les Algériens durant les vacances. On doit écrire des livres pour que les Tunisiens et les Egyptiens retiennent les leçons.

- Et quel a été le déclic pour l'écriture du livre ?

Je dois rendre hommage à Samira Guebli (directrice des éditions à l'Agence nationale d'édition et de publicité, ANEP). Elle m'a, à plusieurs reprises, contactée et encouragée à écrire. J'ai refusé au début, puis j'ai hésité, ensuite Samira Guebli, elle-même écrivaine, m'a convaincue de passer à l'acte d'écriture.

- Le combat des journalistes durant les années 1990 est au cœur du récit que vous avez écrit…

Absolument. Ce combat doit être connu de tous. Durant la décennie noire, les journalistes ont beaucoup souffert. Durant la guerre de Libération nationale, notre ennemi était connu. Cette guerre a duré sept ans et demi. Notre combat contre le terrorisme a duré plus de quinze ans. On ne peut pas occulter cette partie de l'histoire contemporaine de l'Algérie. L'assassinat de Tahar Djaout en 1993 a été le début d'une longue période de drames. Je me suis intéressée à ce qui se passait à l'intérieur de la télévision durant cette période. J'ai vécu cette période avec ses peurs et ses doutes. Dans ma thèse de magistère, je me suis focalisée sur la crise sécuritaire des années 1990 et la déstabilisation des journalistes. Et dans Awrak lam takoun li nachr, je me suis quelque peu libérée des contraintes scientifiques pour évoquer des souvenirs. J'ai écrit le récit avec mon cœur, avec les larmes. Il y a une partie de moi-même dans ce livre. J'ai essayé de rapporter avec détails l'ambiance qui régnait à l'époque dans la salle de rédaction à l'ENTV. J'ai expliqué comment des confrères avaient quitté la télévision. Ils avaient peur. C'était un choix. Je n'ai pas le droit de les juger. J'ai évoqué les conditions difficiles dans lesquelles nous travaillions aussi. Une anecdote : je suis partie en Europe pour réaliser un reportage sur les bases arrières du terrorisme avec une caméra en panne ! C'était pour nous un grand défi. Nous croyions à ce que nous faisions. Nous échangions des blagues pour oublier nos malheurs. Parfois, nous étions dans les studios au moment où des équipes de sécurité tentaient de détecter l'existence d'explosifs ! On a oublié qu'un poseur de bombe pouvait être un collègue, mangeait avec nous au réfectoire de la télévision. Je me rappelle bien de Naïma, la monteuse, qui préparait son mariage et qui avait beaucoup de peine pour les journalistes. Naïma a été tuée lors de l'attentat qui a ciblé la maison de la presse du 1er Mai à Alger (février 1996, ndlr) et son futur mari, un technicien à la télévision, a perdu un œil. Des souvenirs douloureux.

- Dans Awrak lam takoun li nachr, vous racontez votre propre «histoire» avec le hijab. Qu'en est-il ?

Un ou une journaliste qui passe à l'antenne est connu du public. On peut utiliser tous les moyens de camouflage, les gens nous reconnaissent toujours dans la rue. J'ai donc porté un hidjab déchiré, celui d'une mendiante, pour passer inaperçue. Les passants me donnaient de la monnaie ! Je voulais sortir, sentir l'air. Je ne pouvais plus rester cloîtrée. Ce hijab m'a permis de me promener à La Casbah, à Bab El Oued, à la place des Martyrs… Partout à Alger. Malgré cela, les commerçants me reconnaissaient par la voix…

- Vous revenez aussi dans le livre sur la démission du président Liamine Zeroual en 1998…

Oui, j'ai raconté dans le livre des périodes importantes dans l'histoire de la télévision. Des dates phare liées à la vie politique et économique du pays. La démission du président Zeroual a été précédée par beaucoup de rumeurs. On avait même parlé de coup d'Etat. La télévision était en ébullition à cette époque. Je suis revenue sur ces moments, sur l'élection du président Bouteflika en 1999…

- Vous avez tout raconté ?

Non. On ne peut pas tout raconter dans un livre. Il faut des volumes entiers pour tout écrire. Je souhaite qu'Awrak lam takoun li nachr provoque les autres pour écrire, raconter ce qu'ils ont vu et vécu. Il y a encore tant de choses à écrire sur les années 1990 (…). A un moment donné, j'avais honte d'avoir le passeport algérien. Ce qu'a fait l'Algérien à son frère algérien n'a pas d'égal dans l'histoire des peuples. Il faut qu'on le sache, le dise et l'admette. Par exemple, les directeurs d'hôpitaux, ceux qui recevaient par centaines les victimes du terrorisme, ont tellement de choses à dire. Je souhaite vivement qu'ils se mettent à écrire. En dehors d'Alger, les Algériens ont vécu l'horreur à l'état pur durant les années 1990. Le moment est venu d'en parler. C'est un devoir. Au Salon international du livre d'Alger, un lecteur est venu me demander de signer le livre pour sa fille et son épouse. J'ai demandé à ce qu'elles soient avec lui. Il m'a dit qu'elles sont mortes dans une explosion durant les années 1990. Lui-même portait toujours les stigmates de l'horreur dans son visage avec un œil cousu… J'en étais malade. Chaque Algérien a une histoire à raconter sur ce qu'il a vécu durant la décennie noire. C'est à nous d'écrire, n'attendons pas que les autres le fassent à notre place. Il faut instaurer la culture de l'écriture. Les journalistes sont les premiers concernés !


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