Fort d'une modeste expérience d'éditeur en Algérie et en France, j'essaie, dans cette communication, de donner une vision personnelle de la question du livre dans notre pays. Après une lecture systémique du projet de loi relatif aux activités et au marché du livre, adopté par le Conseil des ministres le 29 septembre 2013, je vous propose une présentation sur les principaux indicateurs d'évaluation des politiques publiques en matière de développement du marché du livre. Cette dernière sera publiée dans un article prochainement. Un projet de loi restrictif La lecture du texte du projet de loi sus-référencé fait ressortir quelques dispositions tendant à restreindre les libertés individuelles et collectives, en l'occurrence les libertés de commerce et d'édition, consacrées par les articles 37 et 38 de la Constitution. Afin d'éviter toute polémique sur ce sujet, l'Exécutif, tout en gardant l'esprit de l'Etat de droit, aurait pu opter pour une gestion dynamique des débordements éventuels des activités du métier du livre par les opérateurs. Il aurait suffi de faire de la régulation active, en introduisant un chapitre contrôle dans le projet de loi. Une telle démarche aurait permis de débarrasser les procédures de toute forme de bureaucratie, un thème sur lequel le Premier ministre a pourtant marqué sa volonté de se défaire, comme le suggère aussi actuellement le ministre de l'Intérieur, qui engage un programme d'action pour l'allègement dans les démarches administratives. Il aurait été intéressant de voir le ministère de la Culture rejoindre cette dynamique, en modernisant les procédures. Juridiquement et techniquement, une telle approche aurait notamment permis nombre d'ambitions pour le métier de l'édition et la politique du livre chez nous. Pour un système d'information sur les livres Celui-ci recenserait les titres diffusés en Algérie à travers une base de données des livres édités localement et ceux importés. Tout livre édité ou importé doit être référencé au préalable sur la base de données avant sa mise en vente (procédure à faire par l'opérateur via internet). Ce système a une double utilité. Il offre aux services du ministère de la Culture et à d'autres institutions de l'Etat une information exhaustive et donc un contrôle efficace et rapide des titres importés, leur permettant de s'opposer au référencement dans les 24 heures qui suivent l'enregistrement de tout livre soupçonné par son titre de porter atteinte aux idéaux de l'article 9 du projet de loi et demander à l'opérateur concerné de rapporter le spécimen du livre pour statuer dans un délai raisonnable. En cas de rejet, l'opérateur devrait pouvoir bien entendu bénéficier du recours devant les juridictions. Ce contrôle s'exercera même avant l'opération d'importation. En effet, les opérateurs sont censés référencer les titres de livres qu'ils envisagent d'importer avant leur entrée sur le territoire national et n'engager le paiement du fournisseur étranger qu'une fois le référencement de leurs titres effectué à travers le système d'information. La seconde utilité de ce système réside dans l'information des professionnels du livre et des lecteurs pour identifier les livres qui sont commercialisés en Algérie. Un tel système peut se construire rapidement sachant les moyens techniques et les compétences existant en Algérie Efficacité, fluidité et transparence du contrôle Il pouvait être créé une structure d'inspecteurs – contrôleurs du livre avec pour mission : - de traquer les contrevenants aux dispositions des articles 9 et 12 du projet de loi ; - d'engager les procédures de poursuites judicaires ; - de rechercher sur le terrain des librairies ou autres espaces, des livres diffusés sans référencement et de bloquer leur commercialisation. En instituant ce contrôle, les opérateurs du livre exerceront leur activité sans contrainte bureaucratique. Seuls les contrevenants seront réprimés. A l'évidence, les articles 10, 11, 21 et 24 du projet de loi pourront être supprimés et l'on pourra aussi se passer du décret exécutif 03-278 du 23 août 2003 fixant le cadre réglementaire de diffusion des livres et ouvrages en Algérie. Ce décret pose des problèmes, il y a souvent confusion dans son application, notamment à la douane lors des opérations d'exportation et à la Banque d'Algérie lors des payements des royalties et des droits d'auteur aux étrangers. Des problèmes similaires au cas algérien existent dans tous les pays, mais ils sont traités avec fluidité. Ainsi, nos partenaires de France, de Tunisie et du Maroc arrivent à dédouaner en 24 heures au maximum nos exportations à destination de ces pays. De l'obligation d'afficher le prix sur la couverture Les articles 12 et 30 posent à l'éditeur une obligation d'indiquer le prix public sur la couverture du livre. Or, cette transcription peut poser problème, en particulier pour les exportateurs de livres, le prix affiché étant généralement très en dessous du prix de vente dans les pays de destination. On sera, dans ce cas, en contradiction avec les règles commerciales et juridiques du pays. Il y a aussi risque de spéculation sur le marché lorsqu'une difficulté de vente amène l'opérateur (éditeur ou importateur) à décider de solder ses livres. Les pays qui sont à l'origine de l'institution du prix unique du livre n'exigent plus d'afficher les prix et les éditeurs étrangers n'affichent plus systématiquement les prix sur leurs ouvrages. Il y a d'autres moyens de connaître en amont le prix d'un livre. Le livre est d'abord un produit intellectuel spécifique L'article 18 définit l'éditeur comme un producteur. Certes, l'éditeur est un producteur de publications sur supports imprimés ou multimédia. Mais il s'agit d'une production immatérielle qui combine plusieurs efforts intellectuels appelés services (rédaction, révision, correction, conception graphiques, etc.) dont le résultat final est un produit de service. Au CNRC, l'activité d'éditeur est positionnée, à juste titre, dans la classe des services (secteur tertiaire), en adéquation avec le standard international des nomenclatures d'activités de l'OMC (Organisation mondiale du commerce). Illusion d'optique en matière fiscale Les initiateurs du texte justifient le fait de ranger la profession de l'édition dans le statut de producteur par la réduction du montant de l'impôt sur les bénéfices, C'est une illusion d'optique, car en matière d'impôt sur les bénéfices (IBS) notre fiscalité est calculée par rapport à l'opération de vente ou de production. Le revendeur est imposé sur ce qu'il a vendu et le producteur sur ce qu'il a produit. La valeur ajoutée est plus importante chez le producteur, par le fait que le prorata de production non vendue de l'exercice (variation de stock de produits finis en termes comptables) s'ajoute au chiffre d'affaires dans la ligne d'imposition. En supposant que le montant total des charges d'exploitation et des frais de service soit identique dans les deux cas, on aboutira à un résultat fiscal plus important chez le producteur et en conséquence le montant de l'impôt sur le bénéfice est plus grand chez le producteur, même si le taux est à 19%, par rapport à celui du revendeur dont le taux d'imposition à l'IBS est de 25%. Pour l'administration fiscale, c'est la comptabilité de l'entreprise qui l'intéresse, elle ne fait pas de distinction entre la production intellectuelle et la production industrielle et assimile fiscalement l'édition à une activité de production. L'expérience de notre entreprise, qui tient une comptabilité de producteur depuis quatre années, démontre que le montant de l'IBS a augmenté de 30 à 40% par rapport à l'ancien statut pour un chiffre d'affaires relativement stationnaire. Nous avons effectué des simulations comptables pour les deux cas de comptabilité de l'éditeur. Pour que l'IBS tombe à égalité dans les deux statuts, il faut que le taux d'imposition à l'IBS pour le producteur soit réduit environ de 15%. Lenteurs bancaires et douanières mortelles Cette loi ne changera rien en ce qui concerne nos opérations avec la Banque d'Algérie et, en particulier, le transfert des royalties aux éditeurs étrangers et le paiement des droits aux auteurs étrangers, un problème crucial. J'ai participé, sur ce sujet, à une discussion animée par Mme la ministre de la Culture, il y a une année, avec un groupe d'éditeurs. Pour payer les droits d'auteur à des étrangers, c'est un parcours du combattant entre l'administration fiscale et la Banque d'Algérie. Il faut 6 mois à une année pour régler une opération de transfert. La solution ne peut venir que d'un soutien de l'Etat à l'édition, en défiscalisant les droits d'auteur et droits assimilés et en organisant un traitement spécifique des opérations de transfert. Les importateurs subissent des lenteurs pour le dédouanement de leur cargaison, il faut un mois ou plus à la date d'entrée sur le territoire algérien de leurs livres pour les recevoir à leurs entrepôts. Ces retards induisent un coût lié à la durée de stockage et aux pertes éventuelles dans les zones sous douane. A cela s'ajoutent les frais liés au paiement par crédit documentaire qui n'est pas adapté pour le livre, car l'opérateur a la possibilité de payer uniquement les livres vendus, le mode de paiement en transfert libre fera des gains de devises à l'Etat et moins de risques financiers à l'opérateur. Les surcoûts liés à ces derniers affectent significativement le prix de vente public du livre et c'est le lecteur qui débourse. Le numérique et le papier L'article 34 qui stipule que «Le livre numérique doit être, de par son contenu, sa composition et sa présentation identique au livre sur support papier» n'a pas lieu d'être, l'orientation ressortant du métier de l'édition. Il y a des situations où l'éditeur peut publier un titre sous forme de livre numérique sans faire de version imprimée (ex. un livre de spécialité médicale). Même s'il y a un support papier, hormis les romans, le contenu et la composition peuvent différer. La version numérique peut avoir un plus par rapport à la version papier en convivialité pour les publications didactiques, surtout maintenant avec la norme Epub3, qui crée une véritable révolution dans l'édition. La question cruciale de la qualité Le législateur, à travers l'article 46, veut décerner des labels de qualité aux éditeurs et libraires. Faire des distinctions sur ce terrain ne fera pas avancer vraiment la qualité. Cela maintiendra le statu quo de la médiocrité avec le risque de favoriser une discrimination dans l'octroi des commandes publiques. Quand on regarde de près notre niveau d'intégration, l'édition algérienne est encore faible, elle a un grand chemin à parcourir pour qu'elle s'affirme, j'y reviendrai plus loin. Autres moyens de stimuler la qualité Le ministère de la Culture est une autorité politique qui peut, avec d'autres départements ministériels, inciter autrement les opérateurs du métier du livre à faire de la qualité. Cela peut se faire en définissant un cadre juridique qui protège les droits des lecteurs et des opérateurs et en laissant et encourageant l'émergence d'une concurrence loyale entre opérateurs. Seule une telle démarche permettra, à terme, une décantation du secteur de l'édition par la qualité. Le projet de loi aurait dû prévoir un chapitre sur les droits, notamment ceux des lecteurs, libraires et éditeurs. Un lecteur doit pouvoir retourner un livre dans un délai de 7 jours à la date d'achat s'il est prouvé qu'il y a des erreurs, fautes ou omissions dans le contenu ou s'il y a des imperfections dans son impression. Cela est en cohérence avec le droit du consommateur. Le libraire est en droit de faire un retour intégral à l'éditeur des livres invendus dans un délai d'une année après leur date de livraison. L'éditeur doit être en droit de faire le pilonnage de son livre chez l'imprimeur et de refuser de prendre le tirage s'il est avéré que la qualité de l'impression n'est pas satisfaisante. Dans ce cadre, il devrait pouvoir être remboursé de son avance et demander éventuellement une réparation du préjudice. L'éditeur est, en effet, une personne responsable qui prend des risques et assume les conséquences de sa politique éditoriale. L'ouverture du livre scolaire à la compétition éditoriale L'Etat, à travers le livre scolaire, peut aussi imposer la qualité, en ouvrant la commande publique à la compétition sur les modèles pédagogiques et éditoriaux, d'où la nécessité de déverrouiller les articles l6 et 17 du projet de loi. Ce sera au ministère de l'Education d'assurer la régulation et de délivrer des agréments de titres d'ouvrages (homologation) aux éditeurs ayant rempli les cahiers des charges. Une large compétition sur les titres ravira les enfants et leurs parents, ainsi que les enseignants. Ces dernières années, le livre scolaire est tiré aux environs de 60 millions d'exemplaires chaque année, ce qui induit une très grosse consommation de papier et de consommables d'imprimerie. L'Algérie importe pour un million de tonnes de papier par an. C'est excessif, il y a des possibilités de faire des économies en la matière. Un livre bien fait doit durer au moins cinq années et revenir en utilisation à chaque rentrée scolaire. Les moyens sont disponibles pour y aboutir. L'Etat, en tablant sur la qualité, fera une économie d'échelle sur les ressources financières, notamment en devises. Cela est aussi possible dans le livre scolaire, en transférant le risque entrepreneurial à l'éditeur (sans financement de l'Etat). L'Etat prendra uniquement en charge les achats de livres et ou la subvention de la tablette numérique pour les parents d'enfants nécessiteux. La nécessaire mise à niveau du potentiel national d'imprimerie Il y a un arsenal d'imprimeries (publiques et privées) capables d'imprimer pour toute l'Afrique, mais aucune d'elles n'est aux normes. Il est impératif de les mettre à niveau pour avoir une certification ISO et éventuellement les préparer à intervenir sur les marchés internationaux. Franchement, nous avons des livres à imprimer, nous sommes bloqués sur le fait de ne pas trouver sur le territoire national un imprimeur capable de nous satisfaire. D'autres questions liées à la politique nationale du livre méritent d'être soulevées, mais ce serait dépasser la longueur accordée aux interventions. Cependant, nous pensons avoir apporté un éclairage aux principaux articles qui posent problème. Le texte de ce projet a été fait dans la précipitation sans une véritable consultation de professionnels, même si, en soi, le fait de songer à la mise en place d'une loi sur le livre est une bonne initiative. Espérons que les possibilités d'amendement offertes aux députés recadreront le texte en particulier en permettant de préserver les libertés et la qualité de l'ouvrage choses fondamentales aux opérateurs du domaine.