Rencontré en marge de journées d'études consacrées à son œuvre et qui ont eu lieu à Mostaganem, Yasmina Khadra fait le point sur les remous provoqués en Israël et dans le monde arabe autour de L'Attentat. Il parle de son prochain roman qui sera entièrement consacré à Baghdad et à l'occupation de l'Irak. Il dira l'amère réalité d'être plus lu à Singapour qu'à Tunis et égratignera les intellectuels arabes, jugés décevants et désespérants à la fois. Entre Yasmina Khadra, Mohamed Moulesshoul ou Mohamed Khadra, où va votre préférence ? Incontestablement à Yasmina Khadra ! C'est le pseudonyme qui m'a fait, qui m'a construit et qui m'a imposé. Donc je ne peux que le garder et le préserver de toutes les interprétations. Même si votre éditeur vous demande de le changer ? Il ne pourra jamais le faire. A titre d'anecdote, j'étais à Gijon, en Espagne, on annonce pour le lendemain une intervention de Mohamed Moulesshoul. Deux personnes ont rectifié le tir en annonçant Yasmina Khadra. Plus de 650 personnes allaient faire le déplacement. Il est évident que le public a adopté ce pseudonyme et je ne vois pas comment je pourrais m'en passer. Qu'est-ce que cela vous fait-il d'être le représentant de la littérature francophone ? Je suis un écrivain algérien et lorsque j'écris, je le fais avec ma sensibilité d'algérien. Je voudrais que l'on sache que je suis d'abord le représentant de mon pays. J'ai une littérature à défendre et à consolider. Je le fais parce que j'estime que la pensée algérienne, le propos algérien, le dire algérien sont très importants aujourd'hui. Votre dernier roman L'Attentat a fait beaucoup de remous, notamment dans les milieux juifs sionistes et arabes. comment l'expliquez-vous ? Les critiques, les officiels, les journaux, tout ce monde a salué ce livre. Cependant, il y a eu des réactions de la part d'un certain public arabe qui n'a pas eu accès au roman. Il s'est contenté des critiques. Ce fut une réaction peu intelligente parce qu'elle s'inscrit dans le militantisme le plus virulent. D'un autre coté, les sionistes ont tout fait pour « descendre » en flamme ce livre. Mais il faut reconnaître qu'ils l'ont fait d'une manière intelligente. Ils ont tout de suite compris l'importance de ce livre qui a chamboulé pas mal de gens, y compris les politiques. J'ai rencontré nombre de députés européens, de ministres... qui m'ont dit qu'après ce livre, on ne peut plus voir le conflit palestino-israélien avec le regard d'autrefois. C'est un livre qui défend de manière magistrale la cause palestinienne. Mais il s'inscrit dans l'humain. En ce qui me concerne, je n'ai pas cherché à parler de la faute parce que nous sommes tous responsables. J'ai seulement essayé de parler du gâchis dans cette poche du Proche-Orient et l'aider à retrouver un peu de sa lucidité. Nous sommes dans la confusion la plus totale, et la pire des confusions est celle qui est engendrée par l'idéologie. Celle qui consiste à induire les gens en erreur, à les manipuler ou à les sensibiliser à des fins qui sont très éloignées de ce qu'on leur raconte au travers du discours idéologique. J'estime personnellement que les deux peuples (palestinien et israélien) sont victimes de la rente, du trafic d'influence et surtout de la dictature financière internationale. J'ai toujours soutenu que la paix est un chômage technique. Cette poche de résistance ou de conflit ne fait que renflouer les caisses de la finance internationale. Est-ce que quelque part, ce n'est pas la tragédie algérienne des dix années de terrorisme qui aura servi de trame à ce roman ? Certainement. L'expérience joue un très grand rôle sauf que maintenant, fort d'une audience internationale indéniable, je me suis demandé pourquoi continuer à traiter des sujets endémiques comme s'il s'agissait de fléaux, voire de curiosités absolument réductrices de ce que nous sommes ? Pourquoi ne pas s'installer pleinement dans le débat international ? Vous savez que de nos jours, c'est l'Occident qui définit tout. Moi, je m'oppose totalement à cette mégalomanie intellectuelle qui fait que de nos jours, les vraies questions sont complètement piégées à cause justement de la tradition occidentale qui s'autorise à définir toute chose selon sa convenance. Mon souci est de ne pas les laisser monologuer en apportant mon propre discours, avec ma propre manière de voir les choses et d'apporter la contradiction à toute cette fantaisie intellectuelle qui nous rapetisse, nous disqualifie et nous élimine (du débat). C'est une ambition personnelle car j'estime avoir une audience internationale assez consistante pour me permettre ce luxe, notamment lorsque je vois cette confusion qui fait que l'on ne peut plus dissocier le musulman de l'intégriste, en nous mettant tous dans le même sac. Moi qui voyage beaucoup, je suis en confrontation directe avec cet amalgame, j'ai décidé de consacrer une trilogie pour dire le dialogue de sourds qui caractérise la relation entre l'occident et le monde musulman. Cette trilogie a commencé avec les hirondelles de Kaboul, elle se continue avec l'attentat et sera ponctuée par le prochain roman qui sera entièrement consacré à Baghdad et à l'occupation de l'Irak. Pour ce troisième volet, il me fallait mettre le paquet pour dire exactement ce que l'Occident n'a jamais voulu entendre. A savoir ? Que l'Occident est à l'origine de toutes les confusions. A une époque, il était le seul à avoir voix au chapitre. Comme, par exemple, asseoir des vérités là où il voulait qu'elles soient ! C'est-à-dire en biais de la réalité des choses. Aujourd'hui, les nations qui autrefois se taisaient se sont découvertes un nouveau mode d'expression qui n'est malheureusement pas, et je le déplore, le plus approprié, à savoir le langage de la violence. Cette violence consiste à dire à l'Occident que nous ne sommes pas ce que vous pensez. Nous avons nos propres traditions et principes. Nous avons une authentique conception des valeurs fondamentales. Malheureusement, le recours à ce mode d'expression n'est pas conforme à ce qui aurait pu servir de support à cette revendication. Je considère que la littérature peut constituer une excellente parade à toutes ces dérives. J'essaie de mon côté d'expliquer le monde à travers le texte et non à travers les attentats et la violence gratuite. Là, vous êtes complètement dans votre rôle d'intellectuel... Les intellectuels arabes sont décevants et désespérants à la fois ! Ce sont des hommes qui doutent d'eux-mêmes et qui passent leur temps à protester. Ils sont à la fois dans l'identitaire, l'invective et le rejet, le renoncement... moi, j'essaye de m'installer dans le débat intellectuel, de produire des idées et de les défendre. Parce que j'ai foi en ce que je crois être une certaine vérité étant, par ailleurs, convaincu que la vérité absolue n'existe pas. La seule vérité au monde est celle de la mort ! C'est la seule vérité concrète et inflexible. Tout le reste n'est qu'un ramassis de miettes de vérité et c'est l'assemblement de ces miettes qui donne un puzzle qui peut être interprété selon la convenance de chacun. Etes-vous mieux perçu en Orient ou en Occident ? En Orient, les gens ne me connaissent pratiquement pas. Les rares intellectuels qui ont accès à mes livres me lisent en anglais. J'ai cette chance d'être traduit dans 22 pays dont certains disposent de l'ensemble de mon œuvre. Ce qui permet un débat et un engouement, parfois aussi des polémiques autour de mes livres. Mais je suis obligé de constater que je suis plus lu en Occident qu'en Orient. Quant aux récentes assertions d'une journaliste algérienne qui s'offusquait suite à mes déclarations sur la part des occidentaux dans mon lectorat, je réaffirme ici que mes lecteurs se recrutent à 90% en dehors du monde arabo-musulman. Ce n'est pas une invention de ma part, c'est la réalité toute crue, en ce sens que j'ai vendu plus de deux millions de livres dans le monde. La réalité est que je suis plus lu à Singapour qu'à Tunis et que je vends plus de livre à Hong Kong qu'au Maroc. Dans le monde arabe, ceux qui croient encore au livre et qui me lisent sont une infime minorité. C'est la crème des crèmes. Est-ce une tare ? Ce n'est pas une tare, c'est une véritable infirmité ! On ne peut construire le monde à travers une pratique roturière quotidienne. Il faut construire le monde dans son imaginaire. Avec des idées et non avec des bricolages. Et le livre est un outil d'intelligence, sans lequel nous ne sommes que des charlatans, guère plus ! Et puis franchement, comment avoir une projection véritable du monde sans le livre ? On perd toute notion de philosophie qui, comme on le constate, est totalement absente du monde arabe alors qu'en occident, elle est à la base de toute projection dans le futur. Le fait que vos livres ne soient pas disponibles dans le monde arabe, plus particulièrement chez nous en Algérie. qu'est-ce que cela vous inspire ? Bien sûr que pour un écrivain algérien, c'est toujours gênant de ne pas être distribué en Algérie. J'apprends que L'attentat a été importé en seulement 450 exemplaires/jour ! C'est une insulte pour celui qui sait que rien qu'en France, je vends jusqu'à quatre mille exemplaires. Cependant, je suis soulagé d'apprendre que toute mon œuvre sera bientôt éditée dans mon pays. Ainsi, l'attentat sortira le 20 juin prochain en Algérie ; tous les autres suivront. Vous entamez à partir de Mostaganem une tournée à travers les universités algériennes. est-ce le prélude à une consécration par les siens ? D'abord ça me donne la légitimité de répondre avec fierté à ceux qui ne cessent de me poser la sempiternelle question : alors, comment êtes-vous perçu chez vous ? Je pourrai alors leur dire que j'ai été invité par des universités algériennes. Car, enfin, qu'elle est cette université à travers le monde qui ne souhaite pas me recevoir ? A l'instar des universités de Columbia, de Montréal, de Toronto ou de Hong Kong ? Contrairement à ce qui se dit à travers la presse algérienne concernant ma souffrance qui serait induite par à un manque de reconnaissance, je tiens à préciser que ma seule souffrance provient du déchirement de la famille intellectuelle algérienne, laquelle est devenue son propre ennemi et qui ne cesse de s'émietter en se nourrissant de frustrations. En ce qui me concerne, la reconnaissance est bien là et je ne peux qu'en être fier. Vendre deux millions de livres à travers le monde dispense de tout commentaire. J'ai été primé partout, que ce soit en Allemagne, en Espagne, en France, au Koweït et ailleurs. Vous arrive-t-il de penser au prix Nobel ? Quand j'écris, j'essaie toujours d'avancer. Ce qui m'anime, c'est de donner le meilleur de moi-même et de tenter de transcender ce que j'ai écrit auparavant. Si ceci me permet de parvenir au firmament des reconnaissances, c'est tant mieux ! Pour moi et pour l'Algérie. En même temps, vous revendiquez ce parcours singulier... Bien sûr ! Je l'assume surtout ! La vraie revendication est celle de proposer au lecteur des choses à la fois fortes et singulières. Des choses capables de le grandir, de l'instruire... c'est ça ma revendication. Quant au reste, ce n'est que de la littérature que je comparerai volontiers à un marathon. Dans une course d'endurance il y a ceux qui veulent aller vite, n'arrivent pas au bout de l'effort, et ceux qui prennent leur temps. Je fais partie de la seconde catégorie en ce sens que j'avance doucement, sereinement. Comment réagissez-vous à la censure qui vient de frapper le dernier livre de Boualem Sansal ? Je suis foncièrement contre la censure, d'autant que nous venons de traverser des périodes très difficiles. Je crois également que ceux qui ont censuré le livre auront indéniablement contribué à sa promotion. C'est une réaction absolument rébarbative qui n'a pas de sens. Car, enfin, chacun est libre de dire son pays comme il l'entend. L'Algérie n'appartient à personne mais elle nous appartient à tous. Si quelqu'un comme Boualem Sansal n'est pas content, c'est qu'il a ses raisons. On ne peut pas lui reprocher sa colère ! C'est un immense talent qu'il faut soutenir. Il n'a pas vu un quelconque soutien, ce qui l'amène à se poser d'innombrables questions. Ce sont des questions qui l'aideront lui-même avant d'aider les autres à comprendre l'Algérie. Ce qui est scandaleux c'est d'être amené à ça. L'Algérie - après la décennie noire, après les quarante ans de chaos et d'encanaillement - a besoin maintenant de voir clair et d'avoir les idées bien en place. Moi, je ne tomberai jamais dans ce piège. Si l'Algérie ne veut pas me reconnaître, tant pis pour elle ! Parce que moi j'avance et j'irais là où je veux aller, étant certain d'arriver à destination. Si on avait été un tant soit peu intelligent, on aurait compris que je suis indestructible ! Car trente six ans d'armée n'ont pas réussi à me faire fléchir. Ce n'est pas maintenant, alors que je suis pratiquement adulé et célébré, que je vais douter. Je demande à Boualem Sansal de s'occuper beaucoup plus de son talent que des frustrations des autres.