Noureddine Melikechi est physicien spécialisé en lasers. Il préside actuellement l'Algerian American Foundation For Culture, Education, Science And Technology (AAFEST), une fondation basée à Washington, aux Etats-Unis. Il a pris part aux conférences Fikra à Alger début février. Vous avez assisté aux conférences Fikra (les 8 et 9 février 2014) à l'hôtel El Aurassi à Alger. Vous plaidez pour des débats fructueux, passer à la phase concrète. Comment y arriver dans un pays qui semble s'habituer aux occasions ratées ? Ces conférences Fikra sont bien organisées. C'est un débat d'idées. Et tout ce qui est débat est à prendre. Il faudrait qu'on passe à des actions concrètes. Quelque chose doit sortir des idées débattues de façon à ce que la société puisse en profiter aussi. Il faut faire confiance aux jeunes Algériens, ici ou ailleurs, et qui ont des compétences avérées dans plusieurs domaines. Le pays doit profiter de ces compétences pour avancer. Il est temps de penser à développer notre propre technologie. Mais, il est nécessaire d'avoir un environnement propice pour réaliser ces projets
Justement, que manque-t-il à cet environnement ? Beaucoup de choses ! Il est nécessaire de mener des études pour aller dans les détails, savoir ce qui manque. On ne peut pas aujourd'hui gérer des centres de recherches, développer les technologies avec des lois qui ont montré leurs limites. Il faut avoir le courage de changer ce qui ne marche pas, prendre exemple sur des pays comme les Etats-Unis, le Canada, le Brésil ou l'Inde. J'ai eu l'occasion de travailler en Inde et je peux dire que dans ce pays des choses merveilleuses ont été réalisées. Nous avons en Algérie la ressource humaine. Il faut lui faire confiance de sorte à ce qu'elle puisse contribuer au développement du pays. Actuellement, ce n'est pas le cas.
Pourquoi ne fait-on pas confiance aux jeunes Algériens ? Faut-il croire à un conflit de générations ? Je pense que cela est lié à la volonté de tout contrôler. C'est devenu asphyxiant. Il faut laisser passer l'oxygène, désamorcer les choses, laisser les gens travailler ici ou ailleurs et avancer ! Avoir de la liberté d'entreprendre. Il existe des obstacles devant les jeunes qui veulent lancer des entreprises ou devant ceux déjà sur le terrain. Le monde avance. Il faut qu'on bouge, si l'on ne veut pas être à la traîne. Nous n'avons plus le choix !
L'Algérie, sur le plan scientifique, est en retard. Quel est le moyen le plus efficace pour rejoindre la marche du monde ? D'abord, il faut avoir une stratégie. Qu'on donne les moyens aux chercheurs et aux enseignants. Tout commence au niveau de l'école primaire. L'innovation ne se fait pas dans un petit cadre ou dans un laboratoire, mais partout. La société doit comprendre que les scientifiques peuvent contribuer au développement du pays. Il faudrait qu'on fasse confiance à nous-mêmes. Pour cela, il est nécessaire d'adopter une stratégie, une vision globale pour sortir du sous-développement. Le pays doit se doter d'une vision globale pour les sciences et les technologies
Le budget pour la recherche scientifique en Algérie est très faible, insignifiant. Ce n'est pas uniquement une question d'argent, mais de stratégie. Une fois les objectifs précisés, il sera facile d'élaborer le budget nécessaire, mais il faut supprimer les obstacles administratifs. Avoir de l'argent sans pouvoir le dépenser, cela ne sert à rien. Les blocages doivent disparaître, car la technologie avance vite. Bill Gates disait bien que la technologie a la durée de vie d'une banane !
Dans le domaine de l'innovation et de la recherche, y a-t-il de la place pour tous les pays dans le monde d'aujourd'hui ? L'Algérie a et devrait avoir sa place ! L'Algérie a des ressources humaines, un territoire immense, des problèmes qu'elle peut résoudre grâce à la science. La technologie joue un rôle de plus en plus important dans la vie contemporaine. Un rôle davantage plus important dans le futur. Il est temps de prendre cette question au sérieux ! Au lieu d'importer les savoir-faire, il est préférable de développer nos propres technologies. L'importation est une solution trop facile. Elle n'est pas durable. Chaque puissance a ses propres intérêts, c'est à nous de prendre en charge nos problèmes et de trouver des solutions basées sur la science, que ce soit pour la santé, pour l'environnement, l'eau, la sécurité, l'industrie…
Croyez-vous à l'idée de transfert de technologies ? Je crois à l'idée de faire confiance aux générations algériennes. Même si elles font des erreurs pendant un certain temps, il faut compter sur elles. Cela aura un impact sur l'économie, sur la vie quotidienne des citoyens et sur le niveau intellectuel global Que peuvent faire les Algériens établis à l'étranger ? La plupart des Algériens qui sont à l'étranger veulent contribuer au développement technologique de l'Algérie et font tout pour y parvenir. Mais, il faut qu'on s'organise d'abord à l'étranger, ensuite avoir des interlocuteurs en Algérie. Des interlocuteurs qui veulent du concret, travailler en partenariat. Nous avons un espace aux Etats-Unis dans lequel nous discutons sérieusement. Il s'agit de l'Algerian American Foundation For Culture, Education, Science And Technoloy (AAFEST, créé en 2010 à Washington par Elias Zerhouni). Nous avons un board de douze personnes et nous voulons relancer cette fondation pour réaliser des projets concrets en Algérie avec les Algériens. Sans cela, on perdra notre temps.
Est-il possible d'avoir une Silicon Valley en Algérie ? Nous ne sommes pas obligés de réaliser une Silicon Valley. On peut faire une vallée d'autres choses. Une vallée solaire, par exemple. Qu'est-ce qu'on fait avec le gaz naturel ? On peut créer une vallée pour faire des recherches sur l'utilisation du gaz naturel. On peut voir nos propres richesses et savoir comment les utiliser, les exploiter au mieux. Avec le gaz et le soleil, l'Algérie pourrait devenir un leader mondial dans le domaine de l'application de ces deux énergies. Nous ne devons pas attendre pour que certains viennent nous dire : «Vous avez le gaz de schiste !» Tout cela dépend de notre capacité, notre volonté de croire en nos richesses, en particulier humaines. Faut-il parler d'absence de volonté politique ? Je ne sais pas qui bloque tout cela, mais je sais qu'il existe une immense bureaucratie en Algérie. Il est évident que le politique joue un rôle important…
Qu'en est-il de votre expérience à la NASA (National Aeronautics and Space Administration, agence spatiale américaine) ? Je suis à l'université de l'Etat de Delaware (située à Newark, nord-est des Etats-Unis, 20 000 étudiants) et je suis membre de l'équipe scientifique de la NASA (Mars Science Laboratory). La NASA a dix instruments qui sont sur la planète Mars. Je fais partie de l'équipe Curiosity. Nos recherches sont axées sur l'idée de savoir si la planète Mars est habitable ou a été habitée à un certain moment. Mon domaine particulier est la physique atomique, la physique des lasers. Je suis le physicien du groupe.
Avez-vous obtenu des résultats avec le Curiosity rover (lancé en août 2012) ? De très bons résultats ! Nous essayons de comprendre ce qui se passe sur Mars en utilisant mon propre domaine : les lasers. Je contribue donc en étudiant les données qui nous parviennent de Mars chaque jour. Nous élaborons les conclusions en équipe à partir de ces données. J'analyse le résultat des lasers que nous avons sur Mars. A partir de là, nous essayons de comprendre. Il s'agit de problèmes complexes, mais nous sommes nombreux à intervenir pour les étudier.
Pourquoi la NASA s'intéresse-t-elle à Mars justement ? Il y a de nombreuses raisons. Nos ancêtres regardaient depuis la nuit des temps vers d'autres planètes pour savoir s'il existait une vie ailleurs. Mars suscite l'intérêt technologique et intellectuel, parce qu'elle est potentiellement habitable. Il faut le prouver pour le dire. Pour «se poser» sur Mars, il y a toute une technologie à développer. Nous venons d'obtenir ce qu'on appelle les empreintes digitales de Mars par le biais du laser. C'est la première fois qu'on obtient ce genre de résultat d'une autre planète. Des avancées importantes ont été réalisées grâce à cette mission Curiosity. Les retombées technologiques sont immenses…
Le projet Curiosity vous a-t-il pris beaucoup de temps ? Presque dix ans ! Dix ans pour élaborer le design de Curiosity. Curiosity est le robot le plus sophistiqué au monde. Il fonctionne parfaitement bien. Il est sur Mars depuis presque deux ans. C'est un projet qui a mobilisé deux milliards de dollars, 1000 ingénieurs et 400 scientifiques. A un moment donné, les gens ont pensé qu'il était impossible d'aller sur Mars avec un instrument dont le poids est presque d'une tonne (899 kg). Quand on veut, on peut. L'équipe scientifique a résolu pas mal de problèmes. Par conséquent, l'homme, grâce à la NASA, a un laboratoire sur Mars.
Un autre Curiosity est-il possible ? La NASA prépare effectivement un autre Curiosity pour 2020. La NASA va probablement annoncer ce projet en avril prochain. L'Agence a lancé un concours pour sélectionner les meilleurs designers. La prochaine mission s'appellera «Mars twenty twenty» (Mars 20 20). La mission Curiosity devait répondre à la question : «Mars est-elle habitable ?» La réponse est oui ! La deuxième mission devra répondre à la question : «Existe-t-il une vie ?» Mars 20 20 devra retrouver les traces de vie sur Mars.