Ils avaient l'âge des étudiants et lycéens actuels. Ils ont tronqué le confort de la vie d'apprenant pour celle ardue du maquisard. Répondant à l'appel de l'Ugema, les étudiants musulmans algériens ont rejoint avec conviction les rangs du FLN, donnant un nouveau souffle à la Révolution. Cette génération qui a marqué l'Histoire du pays en lettres d'or était-elle si différente de celle d'aujourd'hui ? Les étudiants de 2014 devraient-ils porter en eux ce complexe d'infériorité face à leurs aînés ? Non. Car les actes héroïques naissent des circonstances et dépendent de l'environnement immédiat. Si on veut des étudiants de la trempe des membres de l'Ugema, il faut des dirigeants de la stature de Ben M'hidi et Abane. Lorsque étudiant était un statut social. Quand la frange intellectuelle, même à ses balbutiements, dès le lycée, avait une aura auprès du peuple. Et lorsque ce dernier et les leaders de la Révolution croyaient en cette jeune élite, les étudiants et lycéens algériens ont répondu, sans hésitation ni tergiversation à l'appel de la patrie. «Avec un diplôme en plus, nous ne ferons pas de meilleurs cadavres !», disaient-ils. Le 19 mai 1956, cette frange «favorisée» d'un peuple colonisé scelle son sort à celui du FLN libérateur. Alors que la Révolution déclenchée un an et demi plus tôt fléchissait, que la répression coloniale s'abattait sans répit sur les membres et sympathisants du mouvement indépendantiste, et que le matraquage médiatique dénaturait le combat libérateur en l'assimilant à du banditisme et du terrorisme, la mobilisation des étudiants à l'appel de l'Union générale des étudiants musulmans algériens a donné un second souffle salvateur à la lutte d'un peuple. Créée le 4 juillet 1955, l'Ugema rejoint donc les rangs des Moudjahidine du peuple. La même année 1956 qui a vu l'adhésion de l'Association des «Ulema» musulmans, de l'Udma de Ferhat Abbès et du Parti communiste algérien. Ce 19 mai-là, la conscience des jeunes étudiants patriotes, actifs dans des organisations lycéennes et révoltés par les exactions commises par la police française sur leurs collègues et intellectuels — comme Zeddour Belkacem ou le Docteur Benzedjeb assassinés avec haine — a rejoint celle de leurs aînés. L'Ugema décrète une grève illimitée et demande aux étudiants de déserter les bancs des lycées et des universités. «Notre devoir nous appelle à d'autres tâches plus urgentes, plus impératives, plus catégoriques, plus glorieuses. Notre devoir nous appelle à la souffrance quotidienne aux côtés de ceux qui luttent et meurent libres face à l'ennemi. Nous observons tous la grève immédiate des cours et des examens, pour une durée illimitée. Il faut déserter les bancs de l'université pour les maquis. Il faut rejoindre en masse les rangs de l'Armée de Libération Nationale et son organisme politique, le FLN. Etudiants et intellectuels algériens, pour le monde qui nous observe, pour la nation qui nous appelle, pour le destin héroïque de notre pays, serions-nous des renégats ?», tel fut l'appel lancé par l'union des étudiants. La force des mots choisis et des arguments présentés ne pouvait que rassembler les quelque 500 étudiants musulmans algériens contre 4500 Européens inscrits dans les universités. Déterminés, ils iront plus loin que la grève. Ils sont allés à pied au maquis. De mai à juillet 1956, les moudjahidine des djebels ont vu leur nombre croître par le ralliement incessant de visages juvéniles tronquant leurs cahiers et porte-plume contre des armes de guerre. Mais d'où sont venus cette audace, cette conscience et ce dévouement des jeunes étudiants pour la cause nationale ? Etaient-ils plus valeureux que ceux des générations suivantes ?Certainement pas. Seulement la misère et l'oppression accélèrent la maturité des hommes. Mais pas uniquement. Valoriser un être en l'associant, l'écoutant et le responsabilisant le poussera à coup sûr vers le dépassement de soi. De mai à juin 1956, des dizaines d'étudiants et lycéens déterminés affluaient vers les hauteurs de l'Atlas blidéen. Dans la dechra d'El Ouazana, eux, des jeunes écoliers et universitaires, seront accueillis par les chefs de la Révolution algérienne. Larbi Ben M'hidi, Abane Ramdane, Ouamrane, Sadek Dehilès, Oussedik et Amara Rachid, d'illustres noms du FLN/ALN formaient leur comité d'accueil. Quel privilège ! A quelques semaines de la tenue du déterminant Congrès de la Soummam (20 août 1956), les chefs révolutionnaires ont prévu un séminaire sur place. En préparation du Congrès du 20 août, ils sont venus s'enquérir de l'adhésion des étudiant à la Cause nationale. Dans une contribution parue lundi 19 mai dernier, dans les colonnes d'El Watan, Belkacem Madani, retraité du ministère des Affaires étrangères et professeur à l'Ecole de journalisme rapporte le récit de Kamel Kalache, l'un des lycéens de Médéa ayant eu cet échange avec l'illustre Larbi Ben M'hidi. «Si Ben M'hidi, elle est où notre armée ? Souriant il répondit : c'est vous l'armée ! - oui, mais où sont nos officiers ? – c'est vous les futurs officiers de l'armée», ajouta-t-il». Pour mettre encore mieux en relief la confiance mise en eux par les dirigeants de la Révolution algérienne, le récit de Kamel Kalache est une mine d'enseignements. «Des débats politiques dirigés, tour à tour, par Ben M'hidi, Abane et les autres chefs avaient lieu tous les après-midi au cours desquels étaient discutés différents thèmes. Quel avenir pour l'Algérie libre et indépendante ? Quel système politique adopter ? Régime socialiste, communiste, islamiste ou démocratique ? Au plan économique, la question de l'exploitation des ressources du sous-sol algérien suscitait l'intérêt ainsi que l'émancipation de la femme algérienne», y est-il consigné. Une merveille de concertation, d'implication, de responsabilisation et de respect offerts à des jeunes qui n'ont pas encore quitté les bancs des universités et des écoles. A quelques semaines du congrès de la Soummam, les dirigeants du FLN/ALN élaborent in vivo, de manière ouverte, avec des jeunes étudiants l'après-indépendance du pays. Voilà la confiance et le respect offerts par des responsables politiques et militaires à une jeune génération, celle-là même qu'on fête 58 ans après. Une génération qui n'est pas plus méritante que celle d'aujourd'hui. Seulement, les étudiants de 2014 baignent dans une ère sans combat à mener ni idéal à atteindre. Après l'euphorie de l'indépendance et les ébullitions idéologiques et intellectuelles menées dans les universités des années 1980, les établissements du supérieur sont devenus des aires de production de diplômes sans enseignement. Des usines à fabriquer des titres sans savoir ni foi. Obnubilée par la gestion des flux, l'Université algérienne a perdu son âme et fait perdre à ses étudiants d'abord le respect de soi et ensuite celui des autres franges de la société. Maintenus d'une manière insidieuse loin des débats de société, de la politique et même de la science, les étudiants de 2014 sont près de deux millions à gérer leur cursus au gré des réformes en se tenant le ventre rien qu'en pensant à la stressante question de la valeur et de l'équivalence de leurs diplômes. Si dans certains cas ces étudiants arrivent à former des noyaux de concertation et d'échanges à travers des associations et des clubs scientifiques, ces initiatives sont vites étouffées par des organisations estudiantines clientéllisées ou asservies par l'administration. Et quand ils revendiquent leurs droits, on les stigmatise en faisant valoir les réalisations de l'Etat en nombre de plateaux de restaurant servis ou de lits mis à leur disposition. Mais l'étudiant est-il le seul à souffrir de ce traitement ? Loin de là. C'est toute l'Université qui est marginalisée, éloignée et mise en quarantaine par des décideurs qui n'y ont, pour beaucoup, jamais mis les pieds. Alors, si on veut des étudiants à l'image de ceux qui ont répondu à l'appel du l'UGEMA, il faut des dirigeants de la stature de Abane et Ben M'hidi. Justement, aujourd'hui-même une occasion se présente. La présidence de la République engage les débats sur la révision de la Constitution ; a-t-elle pensé un instant à soumettre les textes à l'Université en organisant des séminaires ouverts comme ceux d'El Ouazana ? Loin s'en faut. A d'autres temps, d'autres hommes et d'autres mœurs…