Concocté en vase clos, le programme économique présenté au parlement par le Premier ministre apporte la preuve, s'il en fallait une, de la persistance de nos gouvernants à s'approprier, sans consultation aucune, l'exclusivité des choix économiques. Lorsqu'il leur est quelquefois fait appel pour donner leurs avis, les acteurs directement concernés par ces choix (entrepreneurs, syndicats, banquiers, universitaires, etc.) sont de surcroît souvent déçus par les décisions finales qui, bien souvent, font l'impasse sur tout ce qui venait d'être communément retenu avec les technocrates du gouvernement. Et lorsque ces décisions tournent — comme c'est malheureusement souvent le cas — à l'échec, nos gouvernants n'hésitent pas à en imputer la responsabilité aux chefs d'entreprise jugés incompétents et rétifs au changement, à l'insaisissable nébuleuse bureaucratique ou à l'archaïsme de la société algérienne. Aucun des fort nombreux gouvernements qui ont présidé aux destinées du pays n'a, à notre connaissance, eu le courage d'assumer ses erreurs et, encore moins, réparer les préjudices subis, notamment par les entreprises privées, celles relevant du secteur public étant, comme on le sait, généralement remises à flot au moyen de l'assainissement financier. Si les entreprises publiques parviennent ainsi à échapper aux mauvais choix économiques des gouvernements en place, les sociétés privées réellement soumises à l'obligation de résultats en paieront par contre un très lourd tribut. Les services du Registre de commerce évaluent à environ 120 000 le nombre d'entreprises privées de production ayant disparu ou contraintes de changer d'activité entre les années 2010 et 2013 du fait des errements de ces politiques économiques concoctées en vase clos par des technocrates. En dépit des signaux forts adressés par les syndicats patronaux aux autorités du pays afin qu'elles tempèrent leurs récriminations envers le privé, les discours émanant aussi bien du pouvoir en place que de l'écrasante majorité des partis politiques, n'ont jamais été aussi défavorables envers les patrons qu'au cours de ces dernières années. Sollicités par certains cercles influents du pouvoir pour financer leurs campagnes électorales, ces derniers regagneront sans aucun ménagement leurs entreprises dès que l'élection se termine. Si ces contributions financières ne fournissent pas toujours la preuve d'un engagement politique en faveur d'un candidat à une élection, elles constituent par contre pour les patrons et leurs entreprises une sorte d'échappatoire aux diverses prédations que son absence de soutien au candidat triomphant pourrait dangereusement exposer. Haro sur le privé ! Outre le pouvoir en place, certaines formations politiques continuent aujourd'hui encore à avoir une piètre opinion de l'entrepreneur privé. Le Parti des Travailleurs a été jusqu'à revendiquer la renationalisation des entreprises privatisées et la fermeture du robinet des crédits bancaires aux entreprises privées. Louer les mérites d'un privé dont la réussite entrepreneuriale est pourtant évidente est, depuis ces dix dernières années de régression politique, devenu un exercice périlleux pour les journalistes et les observateurs de la scène économique algérienne, tant les contradicteurs sont nombreux et souvent même agressifs quand on s'aventure dans des propos favorables aux entrepreneurs privés emblématiques. Ces derniers opposeront à ceux qui les défendent des arguments fallacieux généralement basés sur des constats impossibles à vérifier. L'origine suspecte de leurs capitaux, les appuis et avantages indus dont ils bénéficient, leurs accointances avec de hauts dignitaires du régime et bien d'autres griefs sont vite abandonnés par ceux qui les tiennent, dès qu'on exige la preuve du bien fondé de leurs propos. La perception ambiante est ainsi basée sur l'idée qu'en Algérie personne ne peut réussir en affaires s'il ne bénéficie pas des largesses et protections d'un ou plusieurs dignitaires du régime en place. Cette image détestable continue aujourd'hui encore à coller à la peau des entrepreneurs privés algériens qui, comme pour se déculpabiliser, sont de plus en plus nombreux à entreprendre des actions visant à améliorer leur image de marque et à redorer quelque peu leur blason terni par les malveillants propos souvent tenus à leur encontre. A travers les médias et les relations publiques ils tenteront, à titre d'exemple, de renvoyer l'image d'un patronat utile et parfaitement ancré dans les valeurs morales et religieuses de la société algérienne. Les actes de mécénats religieux (constructions ou équipements de mosquées, paiement rituel de la zakat, prises en charge des frais de pèlerinage, de mariage, circoncisions et moutons à sacrifier) dont les entrepreneurs privés sont de plus en plus nombreux à faire étalage témoignent de cette volonté de dissiper la suspicion que le pouvoir et la société entretiennent envers eux. Comme pour mieux légitimer leur enrichissement, certains privés n'hésiteront pas à faire valoir des préceptes religieux rendant la richesse licite et les inégalités sociales tout à fait naturelles. C'est ainsi que certains proches compagnons du prophète sont souvent cités comme de parfaits exemples de personnes pieuses ayant fait fortune dans le commerce et que certains versets du Coran et hadiths sont également pris comme références pour justifier les inégalités sociales («Nous vous avons créés en classes distinctes»). Ces vingt dernières années, caractérisées par un regain de religiosité, ont été particulièrement favorables à ce genre discours qui a, faut-il le reconnaître, beaucoup contribué à légitimer aux yeux d'une importante frange de l'opinion publique la licéité de la propriété privée en atténuant considérablement le reproche de «propriétaires exploiteurs», dont le pouvoir politique avait longtemps usé et abusé pour affaiblir et marginaliser le privé. C'est dans ce même esprit de valorisation sociale que les syndicats patronaux tenteront, à l'occasion de chaque Tripartite, de faire admettre aux autorités politiques mais, plus largement encore, à l'opinion publique les apports positifs du secteur privé algérien largement perceptibles à travers, notamment, sa contribution à la richesse du pays (plus de 80% du PIB hors hydrocarbures) et à la création d'emplois (près de 3 millions). Ils ne manquent pas de souligner le surcroît de valeur ajoutée et de postes de travail que le privé est en mesure de créer, pour peu que les pouvoirs publics consentent à l'encourager et à l'aider dans son ascension. L'idée que ces organisations patronales tentent d'accréditer, à juste titre, auprès des autorités politiques et de l'opinion publique, est on ne peut plus claire : la libre entreprise ne saurait prendre racine et se développer, en tant que centre de création de richesses, dans le contexte de préjugés et de méfiance qui prévaut, aujourd'hui encore, à son encontre. La perception politique et sociale, à bien égards, défavorable au privé, doit absolument changer à son égard pour que puisse, enfin, commencer l'ère de la libre entreprise. Une vérité qu'il est, effectivement, bon de porter à la connaissance des Algériens encore sous l'emprise des préjugés de l'époque socialiste, afin qu'ils prennent conscience que l'entreprise privée ne peut assumer pleinement un rôle émancipateur que dans une société qui la perçoit positivement et un Etat qui la soutient et l'aide concrètement à se développer. Certaines avancées, essentiellement dues à la mondialisation, ont certes quelque peu contribué à la création d'entreprises privées et à la modernisation de leur gestion, mais les obstacles bureaucratiques qui se sont dangereusement accrus ces dix dernières années constituent de sérieuses entraves à leur croissance et, souvent même, un péril pour leur survie. L'article 37 de la Constitution de 1989 accordant la liberté de commerce et d'industrie aux privés n'ayant à l'évidence pas suffi à donner à cette catégorie d'entrepreneurs ses lettres de noblesse, un débat clarificateur sur le rôle et la place de l'entrepreneur privé algérien dans la société algérienne dans son ensemble est, plus que jamais, nécessaire. .