Les six cent mille entrepreneurs privés qui activent en Algérie constituent-ils une classe sociale homogène de patrons que les sociologues désignent sous le vocable de «classe possédante» ou «bourgeoisie d'affaires» ? Le nombre de propriétaires d'entreprises ayant explosé durant ces vingt dernières années, en passant d'à peine une dizaine de milliers à la fin des années 80, à plus d'un demi-million aujourd'hui, la question mérite effectivement d'être posée tant la classe des propriétaires de capitaux et autres moyens de production a pris de l'ampleur. Si durant toute l'ère socialiste le discours politique était ouvertement hostile aux privés qu'il fallait étouffer dans l'œuf en faisant disparaître les plus emblématiques d'entre eux et en compliquant à outrance le processus de création d'entreprises privées, les «réformateurs» chargés de la transition au système de marché, auront, par contre, à leur égard un discours incohérent mêlant à la fois soutien et hostilité. La Charte nationale de 1976 qui régentait le socialisme spécifiquement algérien était, en effet, on ne peut plus claire dans cette volonté de faire barrage aux entrepreneurs privés qualifiés de «bourgeois exploiteurs» (la désignation avait au moins le mérite de la clarté) perçus comme un danger mortel pour le collectivisme en marche. Pour ce faire, il fallait empêcher les entreprises privées de proliférer et de prendre racine dans la société, en les confinant à des activités de sous-traitance au service du secteur public économique. Un discours franchement hostile aux entrepreneurs privés qualifiés d'exploiteurs, de spéculateurs et d'archaïques avait longtemps été distillé au sein de la société algérienne, au point que cette dernière a fini par entretenir à leur égard une certaine suspicion, voire même un certain mépris. La violence du discours officiel à l'égard du privé ne s'atténuera qu'au milieu des années 80 avec des allusions à peine voilées de certains cercles influents du pouvoir quant à «la possible et souhaitable contribution du privé national à l'effort de développement du pays», pour reprendre une formule du Congrès du FLN de 1984. Les entrepreneurs privés étant en ce temps-là peu nombreux et pas du tout organisés, ils étaient évidemment incapables de formuler des propositions cohérentes en réaction aux signaux bienveillants envoyés par le pouvoir. Informel et affairisme Ces appels auront de ce fait très peu d'échos auprès de ces entrepreneurs qui commençaient du reste à découvrir les avantages de l'activité commerciale clandestine. En s'adonnant à des activités spéculatives rendues possibles par les dysfonctionnements des monopoles d'Etat (pénuries) et toute une panoplie de pratiques informelles, de nombreux algériens découvrent qu'il est possible d'improviser des entreprises capables de rapporter beaucoup d'argent, sans rien devoir au fisc et autres organismes sociaux auxquels sont redevables ceux qui ont pris la peine de déclarer leurs affaires. Les capitaux qui serviront à la création d'entreprise privées seront pour l'essentiel accumulés durant cette période. Mais le règne des «trabendistes» continuera à se conforter d'année en année, au point de constituer aujourd'hui une puissance de l'argent capable d'interférer dans la décision politique et dans le cours de la vie économique et sociale pouvant créer un véritable schisme au sein de l'entrepreneuriat privé algérien, qui éprouve d'énormes difficultés à constituer une classe sociale homogène ayant les caractéristiques universelles d'une bourgeoisie d'affaires et, encore moins, à s'affirmer comme une force politique, tant les intérêts et les modes d'accumulation sont divergents, selon que les entrepreneurs activent dans la légalité ou dans l'économie souterraine. En réalité, ce n'est qu'à partir de 1986 qu'une cinquantaine de patrons réunis dans la Chambre de commerce et de l'Industrie, avaient commencé à prendre un peu conscience de l'existence d'intérêts mutuels à défendre et de la possibilité d'agir en commun pour solliciter de l'Etat des aides précises, parmi lesquelles l'octroi de crédits et d'autorisations globales d'importation (AGI) qui boosteront considérablement les affaires de certains d'entre eux, aujourd'hui à la tête des plus importantes sociétés et organisations patronales algériennes. S'il a, à l'évidence, considérablement contribué à l'émergence de nouvelles grandes fortunes, ce «coup de pouce» du pouvoir en faveur de certains nantis sera très mal perçu par la population algérienne. Ce «péché originel» est, aujourd'hui encore, souvent évoqué à l'occasion de débats sur le privé algérien pour argumenter l'enrichissement suspect et l'absence de loyauté de nombreux hommes d'affaires envers leur pays, qu'ils seraient prêts à piller chaque fois que l'occasion leur sera donnée. Cette perception négative confortée par les formules «propriété exploiteuse», «classe de profiteurs», «spéculateurs» et autres préjugés largement distillés par le discours politique des années socialistes est aujourd'hui encore profondément ancré dans l'inconscient populaire, voire même dans l'esprit de certains hauts dirigeants politiques actuels. Les préjugés que la société et le pouvoir politique entretiennent envers les entrepreneurs privés sont si forts qu'on évite de les désigner sous les vocables pourtant appropriés de patrons, capitalistes ou bourgeois, pourtant couramment utilisés par les économistes et les sociologues. Le recours à ces termes est soigneusement évité comme s'ils étaient jugés impropres. Lorsque les termes «bourgeois», «capitaliste» ou «patron» sont quelquefois évoqués, c'est sous une connotation franchement négative qui relègue les entrepreneurs algériens dans le gotha peu glorieux des exploiteurs, affairistes et autres profiteurs de tous genres. C'est pourquoi les algériens ne désigneront sans doute jamais (ou en tout cas pas de sitôt), les entrepreneurs privés par ces termes, quand bien même les sciences sociales les reconnaîtraient comme tels du fait des capitaux et moyens de production qu'ils détiennent et de la force de travail qu'ils exploitent. En pareilles conditions, il évidemment difficile de promouvoir une conscience de classe bourgeoise que l'hostilité du pouvoir et de la société pousserait plutôt à cacher, comme s'il s'agissait d'une tare qu'il n'est pas recommandé d'afficher au grand jour. Bien que l'écrasante majorité d'entre eux dispose de capitaux modestes (plus de 80% des sociétés algériennes sont des très petites entreprises), les hommes d'affaires sont pourtant aujourd'hui fort nombreux et, pour certains, déjà à la tête de grandes entreprises et de fortunes considérables. Le pouvoir joue évidemment sur ce registre de la disparité des fortunes pour semer la division dans les rangs des entrepreneurs et les empêcher de se fédérer en une classe sociale forte, capable de porter les revendications des patrons aux plus hauts niveaux de l'Etat. L'adhésion à des syndicats et associations patronales ne suffit évidemment pas à forger cet «esprit de corps» qui caractérise, sous d'autres cieux, les classes bourgeoises dont l'influence sur la décision politique est très forte. Des patrons otages des décideurs ! En Algérie, les entrepreneurs privés sont pour la plupart relégués au rang d'éternels quémandeurs dont la survie dépend, non pas de leurs aptitudes managériales, mais du bon vouloir des dirigeants en place qui peuvent développer ou au contraire réduire leurs affaires au gré de leurs intérêts. Le privé est, du reste, forcé de faire avec cette hégémonie permanente des pouvoirs publics, en développant des stratégies de rapprochement avec les décideurs qui peuvent, selon les cas, prendre la forme d'une alliance matrimoniale (mariages), d'un partenariat (association au capital), d'un soutien financier lors des campagnes électorales ou, tout simplement, d'une protection rapprochée. Mais, en agissant ainsi chacun pour soi et dans ses propres intérêts, les entrepreneurs privés participent non seulement à leur division, mais pire encore à la détérioration de leur image auprès de la société algérienne. Le signe le plus évident de cette absence de conscience de classe est, sans conteste, la très faible syndicalisation du patronat. Les douze syndicats et associations patronales en activité ne sont, en effet, parvenus à syndiquer qu'un millier de chefs d'entreprises privées, ce qui est à l'évidence trop faible pour constituer une force capable de faire bouger les lignes unilatéralement fixées par un pouvoir politique et des administrations qui veulent régenter la vie des entreprises. La fédération de toutes ces organisations autour d'une puissante centrale syndicale patronale, maintes fois réclamée par certains patrons, ne parvient malheureusement pas à se concrétiser pour diverses raisons, parmi lesquelles l'opposition sournoise du pouvoir qui craint que cette action ouvre la voie à la constitution d'une force patronale trop puissance et, par conséquent, capable d'avoir des prétentions d'ordre politique. Si elle venait à se concrétiser, cette fédération patronale constituerait en effet un signe évident de formation de cette conscience de classe qui, parce qu'elle fait aujourd'hui défaut, permet au pouvoir politique de conduire l'économie et les entreprises comme bon lui semble. La preuve que le secteur privé ne constitue pas aux yeux du pouvoir politique algérien une force sociale dont il faut tenir compte est fournie par l'absence à tous les gouvernements qui se sont succédé à la tête du pays de ministres qui en seraient issus, mis à part l'intermède vite refermé de l'octroi au début des années 1990 du département de la petite et moyenne entreprise à M. Réda Hamiani qui deviendra, bien plus tard, président du Forum des Chefs d'Entreprises. S'il venait à se produire à l'occasion de la formation des prochains gouvernements, l'octroi de postes de ministres à des chefs d'entreprises privées pourrait être interprété comme un signe avant-coureur de reconnaissance de cette classe, dont les réformes et les effets de la mondialisation ne cessent de conforter, malgré tout, l'ancrage dans la société algérienne.