La célérité avec laquelle les rebelles djihadistes sunnites du Daash (EIIL) ont mené leurs attaques ajoutée à l'inquiétant effondrement de l'armée irakienne ont obligé le Conseil de sécurité à se réunir et Washington à envisager des frappes aériennes. Après avoir renforcé leur emprise sur les territoires conquis la semaine dernière, les éléments de l'Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL ou Daash) progressent maintenant en grand nombre vers Baghdad à partir de la province d'Al Anbar à l'ouest, de celle de Salaheddine au nord et Diyala à l'est. Ils ne seraient plus qu'à une cinquantaine de kilomètres de la capitale irakienne où l'inquiétude est générale. Avec la débandade des forces armées, le Daash — qui déjà contrôle depuis janvier Fallouja à 60 km à l'ouest de Baghdad — avait, rappelle-t-on, réussi à prendre depuis mardi Mossoul et sa province Ninive (nord), Tikrit et d'autres régions de la province de Salaheddine, ainsi que des secteurs des provinces de Diyala (est) et de Kirkouk (nord). A Mossoul, les djihadistes continuaient de détenir une cinquantaine de citoyens turcs pris en otages au consulat, de même que 31 chauffeurs turcs. Craignant pour leur vie, environ un demi-million d'habitants de Mossoul avaient fui leurs foyers au début de la semaine. Après l'entrée des djihadistes dans Diyala, l'armée a bien tenté de les empêcher d'avancer jusqu'à son chef-lieu Baqouba, à 60 km de Baghdad. Mais cela fut peine perdue. D'autres témoins ont fait état de renforts rebelles aux alentours de Samarra (110 km au nord de Baghdad), ville natale d'Abou Bakr Al Baghdadi, le leader de l'EIIL, des préparatifs semblant augurer d'un possible assaut. Il s'agit là d'une hypothèse forte puisque le porte-parole de l'EIIL, Abou Mohammed Al Adnani, a exhorté les insurgés à «marcher sur Baghdad» et a critiqué le Premier ministre irakien Nouri Al Maliki pour son «incompétence», dans un enregistrement sonore daté de mercredi et traduit par le réseau américain de surveillance des sites islamistes SITE. Baghdad, tout un symbole Pourquoi l'EIIL veut-il absolument contrôler Baghdad ? Myriam Benraad, politologue spécialiste de l'Irak et du monde arabe, rattachée au CERI-Sciences-po, qualifie d'important l'enjeu de Baghdad dans l'offensive des combattants de l'EIIL. Dans un entretien accordé hier au Nouvel Observateur, elle rappelle que depuis la création de l'Etat islamique d'Irak en octobre 2006, Baghdad a été unilatéralement proclamée comme la capitale de cet Etat. De la même manière, les provinces prises ces derniers jours font partie de cet Etat qui a pour objectif la restauration du califat. Or, Baghdad était historiquement la capitale du califat abbasside. La ville est donc, explique-t-elle, un symbole. Se basant sur des informations récentes, Myriam Benraad soutient en outre que l'EIIL semble très bien placé pour prendre une partie de la ville. Mais cela ne devrait pas se faire sans difficultés. «D'ores et déjà, le gouvernement — et l'Iran derrière — a réarmé des milices chiites et fait revenir un certain nombre de combattants de Syrie pour faire face à cette offensive. On peut donc s'attendre à une confrontation majeure entre l'Etat islamique et les milices chiites, puisque l'armée régulière a déserté dans le nord et que ses positions ne sont pas plus solides à Baghdad», indique-t-elle. Pourquoi les Iraniens se mêlent-ils du conflit ? Pour comprendre les raisons de cet engagement, Myriam Benraad préconise de garder à l'esprit que le grand gagnant du renversement par Washington de Saddam Hussein est l'Iran. Et Téhéran ne peut pas se permettre aujourd'hui de perdre l'Irak car «c'est le cœur de cet axe chiite que Téhéran a dessiné depuis 2003 et qui part de l'Iran jusqu'au Liban en passant par l'Irak et la Syrie». L'Irak est donc fondamental aux yeux de l'Iran : c'est le cœur du Moyen-Orient et c'est surtout le pays par lequel transitent les armes et les hommes qui vont combattre en Syrie au côté de Bachar Al Assad. Téhéran au secours d'Al Maliki Face à l'impuissance du pouvoir dominé par les chiites et de son armée à enrayer l'avancée de l'EIIL, le président américain Barack Obama — dont le pays est le plus grand responsable du chaos qui règne dans la région — a aussi fait savoir que son équipe de sécurité nationale étudiait «toutes les options, tout en excluant des troupes au sol». Un responsable américain a parlé de possibles frappes menées par des drones. Sans le vouloir, Washington participera ainsi à renforcer l'axe chiite au Moyen-Orient, un axe qu'il a toujours combattu. Ce constat prouve que les Etats-Unis ont essuyé une défaite stratégique en Irak. Quoi qu'il en soit, le chef de la diplomatie irakienne Hoshyar Zebari a bien admis que les forces armées s'étaient «effondrées», notamment à Mossoul. La nouvelle armée irakienne est minée, à l'image du gouvernement, par les dissensions confessionnelles, et ses membres, notamment les officiers, sont régulièrement accusés de corruption. La population à la rescousse Pour pallier justement l'effondrement des services de sécurité, le Premier ministre chiite Nouri Al Maliki, au pouvoir depuis 2006, a recommandé aux tribus de «former des unités de volontaires» pour venir en aide à l'armée. Il a annoncé par ailleurs la mise en place d'un plan de sécurité pour défendre Baghdad, incluant un déploiement massif de forces de sécurité et un renforcement du renseignement. L'influent grand ayatollah Ali Al Sistani, la plus haute autorité religieuse chiite du pays, a également appelé les Irakiens à prendre les armes contre les combattants aguerris de l'EIIL qui compte également d'ex-cadres et membres des services de sécurité du président Saddam Hussein. Si effectivement Baghdad n'a pas d'autre choix que de demander l'aide de la population pour écarter le danger, il reste quand même que des observateurs craignent que ces appels à la «résistance» fasse le lit d'une guerre civile. Honni par les rebelles sunnites et dénoncé comme un autocrate par ses détracteurs sunnites et même chiites, Nouri Al Maliki est en grande partie responsable de la grave crise politico sécuritaire que connaît depuis des mois l'Irak. Sa plus grande faute : ne pas avoir cherché à intégrer les Kurdes et les sunnites dans le jeu politique. Son gouvernement est d'ailleurs paralysé par les divergences entre forces politiques et la minorité sunnite qui l'accuse de la persécuter. Conséquence, les djihadistes de l'EIIL ont trouvé un certain soutien parmi la population sunnite dans les régions conquises. Pour tenter de désamorcer la crise, le secrétaire d'Etat américain, John Kerry, a appelé hier les dirigeants politiques irakiens à «se montrer unis» pour faire face à l'avancée des insurgés. «Ce doit être un réel avertissement pour tous les dirigeants politiques irakiens. Le moment est venu pour les dirigeants irakiens de se rassembler et de se montrer unis», a déclaré John Kerry lors d'une conférence de presse à Londres. «Il ne faut pas permettre que des divisions politiques basées sur des différences ethniques ou religieuses volent au peuple irakien ce qui a suscité tant de sacrifices ces dernières années», a ajouté le secrétaire d'Etat américain. Sans nul doute, l'analyse de John Kerry est pertinente. L'inconvénient est que, dans les faits, les Américains n'ont pas fait grand-chose, lorsqu'ils étaient aux commandes de l'Irak, pour apaiser les tensions entre les communautés et aider à la construction d'un Etat qui intègre plutôt qu'un Etat qui exclut ses communautés. Et aujourd'hui tout le monde dans la région risque de payer au prix fort le cynisme de George W. Bush, car la crise semble bien partie maintenant pour s'installer dans la durée.