Retour sur quelques aspects du film et sur quelques premières réactions... Pour avoir couvert une journée de tournage d'El Wahrani et fait le constat de la rigueur et du professionnalisme qui régnaient sur son plateau, nous n'avons pas été surpris par la qualité du résultat lors de son avant-première à Alger. Le revoyant vendredi en 7 à Oran, notre impression première est devenue conviction : L'Oranais, film dense et foisonnant, au propos original comme à la haute facture de ses qualités techniques et esthétiques, constitue indéniablement un moment de la cinématographie nationale, comme ont pu l'être, par exemple, Tahia ya Didou et Omar Gatlatou. Dès les premières images, le film happe le spectateur dans un démarrage à l'américaine, l'introduisant d'emblée dans le vif d'une intrigue corsée. Son propos se décline à travers une âpre saga, celle du destin de révolutionnaires qui, une fois l'indépendance nationale arrachée, se voient confrontés à la perte de leur enthousiasme et de leurs idéaux au profit de leur ascension sociale. Bien que sans concession dans le reflet qu'il renvoie sur la gestion du pays jusqu'à la veille d'octobre 1988, L'Oranais emprunte une voie féconde qui est celle de l'art et non du discours. La caméra n'est jamais dans le jugement, préférant l'exposition des faits et déroulant un drame fort, celui d'êtres singuliers évoluant sur les prémices d'une tragédie nationale. Le drame est d'abord celui de Djâafar (interprété par Lyès Salem), inconsolable «mejnoun Leïla», cruellement atteint dans son amour fou pour Yasmina, son épouse, morte durant ses cinq années de combat au maquis et qui lui laisse un enfant, fruit d'un viol punitif. Le scénario est touffu, alignant une multitude de personnages avec pas moins de quatre principaux, cinq secondaires et une flopée d'autres rôles, petits mais marquants. Il y a un magistral Khaled Benaïssa, en Hamid, patriote fidèle en amitié mais contradictoire. Charmeur et manipulateur, il est une sorte de Méphistophélès par rapport à un Djâafar dans la position de Méphisto. Saïd, l'autre compagnon de «Djeff» (surnom de Djaâfar), est l'antithèse de Hamid. L'acteur Djemel Barek le rend avec ce qu'il faut de sobriété dans le jeu. Enfin Halima, bouclant le premier quatuor, est campée avec une rare sensibilité par Amal Kateb. A leurs côtés, citons, tant leur prestation est méritoire : Sabrina Ouazani, Najib Oudghiri, Anne Zender, Abdou Boukefa et Miglen Mirtchev. C'est dire le niveau de complexité dans les relations et les situations, au point que l'on se demande si le réalisateur Lyès Salem n'aurait pas dû brider le scénariste Salem Lyès en dégorgeant son texte d'un trop-plein d'intentions et de significations. Interrogés à ce propos, les «deux» réfutent : «Je construis mon scénario et mon histoire sur des fondations qui signifient ou qui font écho à des références (…). Il y a beaucoup de symbolisme quand j'écris, oui, c'est vrai, mais c'est sûrement parce que j'écris en me servant de mes émotions. Mais quand on dit qu'il y a un excès, alors c'est une critique, que je veux bien entendre et considérer, mais j'aurais tendance à penser qu'il vaut mieux (et en Algérie, tout particulièrement) trop que pas assez.» Il y a lieu de reconnaître que le réalisateur réussit à brider le sentiment de longueur ressenti par des cinéphiles, injectant de l'émotion, de l'humour, de la poésie et de l'onirisme. Pour ce faire, il met à contribution avec justesse les ressources de la musique, de la lumière et du cadrage, privilégiant les gros plans captant l'expression des sentiments et collant au plus près de l'humanité de ses personnages : «Je n'ai pas peur des longueurs. Pendant le montage, j'ai revu Chronique des années de braise, Il était une fois en Amérique et Le Parrain. Ils sont un peu longs aussi et ce sont quand même des chefs-d'œuvre», soutient notre interlocuteur. Autre fait notable, les personnages de Lyès ne sont nullement taillés dans le roc, comme nous y a souvent habitué le cinéma national, loin du lieu commun et du cliché. Ce sont des humains. Ainsi, Djaâfar ne devient-il moudjahid qu'en raison de circonstances qui le dépassent, à la façon du Hassan Terro de Rouiched et Lakhdar Hamina, ces derniers ayant été les premiers et les seuls à avoir osé privilégier un anti-héros dans le rôle de moudjahid. C'est dire aussi pourquoi le film de Lyès Salem a reçu un accueil triomphal du public oranais présent lors de sa projection à El Bahia. Et les agissements scandaleux d'une poignée d'individus n'ont pas réussi à ternir la manifestation. A ce propos, le réalisateur avoue avoir pensé qu'il y aurait éventuellement des réactions sur quelques éléments secondaires du film (consommation d'alcool, langage cru) étalés dans son film, «mais pas que des Oranais pouvaient voir dans le film une intention de ternir l'image de la ville et de ses habitants». Aussi, loin des spéculations et des interprétations données à l'incident, revenons aux faits dans leurs exactes proportions. La projection du film, ayant été précédée par un «tapage» sur les réseaux sociaux, était très attendue, et même de pied ferme, par certains agitateurs. Cependant, au final, ils ont fait chou blanc, le public présent les ayant désavoués. Par ailleurs, et précision de taille, les «protestataires» présents n'étaient ni des salafistes ni des membres de la «famille révolutionnaire». Tout au contraire, sans liens entre eux, ils étaient tout ce qu'il y a de BCBG et se comptaient à peine sur les doigts de deux mains. Pour toute argumentation, ils étaient mus par un pitoyable chauvinisme, gorgé de pudibonderie, Face à eux, une salle archicomble de plus de 500 spectateurs qui ont porté le film de bout en bout comme le feraient des supporters vibrant aux prouesses de leur équipe. Car, tout au long de la projection, ils ont applaudi les moments forts du film de la même façon qu'on le ferait face à un spectacle vivant. C'est à mi-film que cinq spectateurs du premier rang sont sortis, manifestant leur désapprobation contre l'usage d'expressions crues. Par rapport à cela, le réalisateur explique : «Quelles sont les questions que je me pose quand j'écris les dialogues d'un personnage : qu'a-t-il vécu et dans quel état émotionnel est-il au moment où il parle ? (…) Que chacun se pose la question ! Quand vous avez été victime ou témoin d'une violence meurtrière, comment votre pensée peut-elle exprimer verbalement votre peur ? Selon ce que vous êtes, deux possibilités : le recours au divin, ou les jurons. Par ailleurs, dans le film, les jurons sont proférés dans des situations de colère ou de stress, ce ne sont pas des ponctuations de phrases, comme on pourrait faire parler un personnage d'aujourd'hui. Je crois que le langage d'une société exprime ce qu'elle vit.» Quatre à cinq autres individus du milieu, puis de l'arrière de la salle ont, un moment plus tard, tenté d'entraîner le public à leur suite, traitant de «non-oranais» les spectateurs qui protestaient contre leurs agissements incivils. Aussi, à l'instant du générique de fin, la salle était toujours bondée et les applaudissements nourris. Lors du débat, trois personnes ont tenté de monopoliser la parole, répétant la même rengaine à propos d'El Bahia à la réputation ternie. Face à eux, Lyès Salem, sans se démonter, a fait preuve de courtoisie et de pédagogie. Ils ont compris ou abandonné puisque le débat s'est poursuivi. Par une sorte de dommage collatéral, le lendemain, Un bus nommé désir de Rachid Benallal, également en avant-première, a été marqué par une surprenante désertion. Egalement tourné à Oran, avec quelques ingrédients pouvant, par une lecture tendancieuse, prêter à contestation, des comédiens figurant en haut de son affiche ont préféré rester chez eux, sans doute par crainte d'être pris à partie. Mais rien n'est venu perturber la projection ni le débat. Des deux projections, le plus inquiétant réside incontestablement dans le deuxième cas avec l'abdication d'artistes face à des agissements minoritaires et isolés appelant à une misérable censure. Le plus grave encore est qu'une sénatrice oranaise, qui n'a pas été aperçue lors de la projection à Oran, ait pris position contre le film, relayant un téléprédicateur qui lui aussi n'avait pas vu le film. Réconfortante est la prise de position sereine et rationnelle de la ministre de la Culture qui a remis, avec un ton juste, le débat sur ses rails, à savoir ceux de l'art. Et, plus réconfortantes encore sont les réactions des publics présents à ces projections. Saines, ouvertes, accueillantes en sachant être critiques. Les Algériens et les Algériennes, bien que privés de salles de cinéma et sevrés de films algériens, n'ont jamais rompu avec le septième art qu'ils consomment abondamment à travers d'autres moyens, et ils n'ont pas besoin de mentors pour apprécier un film et se faire leurs propres points de vue de spectateurs majeurs et vaccinés.