L'usage généralisé du clavier et autres tablettes supplante celui de l'encre et du papier, à tel point que la Révolution de Gutemberg qui avait popularisé l'imprimerie au XVe siècle a pris un sacré coup de vieux. L'ordinateur s'impose même au sein de l'institution scolaire avec des implications importantes, à tel point que la Finlande (un pays qui affiche un taux de pénétration d'Internet dépassant les 80% et un taux d'alphabétisation de 100% !) a annoncé pour 2016 la fin de l'apprentissage de l'écriture manuscrite dans ses écoles. On n'est certes pas arrivé à ce point en Algérie et au Maghreb, mais les nouvelles technologies sont bel et bien présentes. Leur propagation est encouragée par les politiques publiques qui y voient un gage de développement et par les opérateurs privés qui comptent bien tirer profit de l'attrait exercé sur les consommateurs, particulièrement chez les plus jeunes. De même que l'imprimerie avait changé le rapport à l'écrit en facilitant sa reproduction à grande échelle, les Technologies de l'information et de la communication, ces fameux TIC, modifient profondément notre rapport à l'écriture et au langage. Loin de se résumer à de simples supports neutres, ces moyens de communication sont une des expressions de la globalisation avec ce qu'elle amène comme vitesse et de libéralisme vis-à-vis des normes d'antan. C'est dans ce contexte qu'est née la «cyberlangue». Qu'on l'appelle écriture électronique, langage SMS ou encore textos, il s'agit d'un phénomène incontournable qui s'impose dans notre paysage linguistique. Souvent considérée comme pratique marginale relevant de la sous-culture, elle est aujourd'hui source d'inspiration pour les écrivains et artistes et objet de recherche pour les universitaires. Pour preuve, l'université de Mostaganem vient d'accueillir un passionnant colloque sur le sujet (6 et 7 décembre 2014). Mais avant de parler de la chose, revenons au mot. Qu'est-ce que la «cyberlougha»? Ce néologisme formé de cyber (en référence au monde du numérique) et de lougha (langue en arabe) a été forgé par le sociologue Hadj Miliani (université de Mostaganem/Crasc). Ce chercheur est le premier à afficher son étonnement devant la promotion du terme en intitulé de colloque. Il affirme que le concept reste à préciser. L'hypothèse que sous-tend cette formule est qu'il existe une langue en ligne spécifique au Maghreb. Hadj Miliani, connu pour ses recherches sur les expressions populaires, à l'image de la musique raï ou les rapports à la lecture et l'écrit, y voit un phénomène de créativité linguistique doté d'une logique ascendante. Autrement dit, un «bricolage» linguistique qui se joue des normes imposées par les institutions et s'invente son propre code. En effet, si le phénomène de l'écriture électronique est mondial, son actualisation au Maghreb porte quelques spécificités liées à l'histoire et la sociologie de la région. Une des caractéristiques du Maghreb est sa dimension multilingue avec l'usage de l'arabe, de tamazight, du français et, de plus en plus, de l'anglais… Sans compter le chinois et le turc qui gagnent du terrain à travers l'implantation d'entreprises et les échanges économiques massifs qui ont forcément des conséquences linguistiques. Pour en revenir aux usages linguistiques sur la Toile maghrébine, on y retrouve les mêmes procédés d'abrègement qu'ailleurs dans le monde (abréviation, siglaison, acronyme…). Ces raccourcis, presque imposés par le support numérique, permettent de gagner en espace et en temps. Au Maghreb, les graphies latines et arabes coexistent mais se mélangent aussi avec de joyeuses inventions. On note par exemple des usages inédits des chiffres en guise de transcription de phonèmes arabes dans la graphie latine. D'un autre côté, les emprunts au français et à l'anglais envahissent l'écriture en arabe. «Nous restons une société de tradition orale, explique Farid Benramdane, et qui dit oralité dit flexibilité, souplesse et évolution. Les sociétés à tradition écrite sont des sociétés normées à la limite de la sclérose». A ce propos, on note un retour en force de la daridja (arabe dialectal). Si le parler maghrébin a été mis à la porte de l'école et des autres institutions de l'Etat, le voilà qui rentre par la fenêtre du web ainsi que de la publicité. En effet, dans le melting-pot linguistique observé au Maghreb par les chercheurs sur la Toile et à travers les nouveaux outils de communication, la daridja se taille la part du lion. Bref, avec la Toile, l'usage (parlé) reprend ses droits sur la norme (écrite). Durant sa passionnante communication intitulée «C koi 7 drôle 2 langue», l'historien mauritanien, Racine Oumar N'Diyaye, a comparé ce phénomène à l'usage du «ajami» par les savants d'Afrique de l'Ouest, qui consistait à transcrire les langues locales en alphabet arabe. On peut également penser à la littérature aljamiada (transcription du castillan en caractères arabes) produite par les derniers Andalous musulmans dans l'Espagne reconquise par les Chrétiens. Autant d'exemples de la dynamique des langues et de l'usage qui se joue de la norme écrite. Avec la propagation vertigineuse des ordinateurs et mobiles (notamment smartphones) parmi la population, cette dynamique s'est sensiblement accélérée. Les jeunes étant les plus friands de nouvelles technologies, ces usages inédits marquent une certaine rupture générationnelle entre eux, qui remettent en question toutes les barrières et les anciens qui tiennent à la norme du «bon usage». Cette propagation de l'écrit, hors des circuits habituels, libère également les moins instruits de la tyrannie de la langue normée. En effet, l'écriture revient à sa première fonction de simple transcription de la parole. Benramdane y voit quasiment un renversement de l'échelle des valeurs entre une génération qui valorisait «le savoir déclaratif» (conceptuel et écrit) et une autre qui valorise «le savoir procédural» (porté sur la pratique). «Nos enfants savent programmer un démodulateur en un tournemain, mais ils auraient du mal à écrire une lettre sans faire des fautes d'orthographe», illustre-t-il. Ndiaye évoque pour sa part «l'insécurité du professeur» devant un public d'étudiants qui acceptent de moins en moins la passivité imposée par les cours magistraux : «Ils peuvent s'envoyer à tout moment des SMS pour dire que le prof dit des bêtises ou qu'il récite un document trouvé sur Internet…». Ce nouveau rapport au savoir et à la langue (aux langues) ne manque pas de déstabiliser les systèmes éducatifs au Maghreb. Faut-il considérer cette nouvelle écriture comme une suite de fautes d'orthographe, ou comme une nouvelle expression linguistique à prendre en compte ? Les avis divergent. Pour certains, ce code est simplement un usage rapide et concis adapté aux supports numériques. D'autres estiment qu'il nuit à la compétence orthographique des jeunes utilisateurs en parasitant leur apprentissage. Abdeljalil Bennoui, doctorant de l'Université de Constantine I, a mené l'enquête. Il a analysé pas moins de 1200 copies d'examen d'étudiant en licence de français. Résultat : «Il s'est avéré que l'écriture électronique est omniprésente. On a recensé environ 515 occurrences de procédés spécifiques à l'écriture électronique». Parmi les procédés dominants, on retrouve les abréviations «qui servent à gagner du temps et de l'espace», rapporte M. Bennoui, avant d'ajouter : «Les contraintes qui amènent ces usages sur Internet sont les mêmes que sur les copies d'examen. Dans certains cas, on remarque que la contrainte chronologique amène l'étudiant à passer à l'écriture électronique pour terminer sa dissertation avant la fin du temps imparti, alors que l'orthographe était standard au début. Idem pour la contrainte d'espace en fin de page». On remarque également une simplification de l'orthographe, à l'image du «s» remplacé par «z», ou du «c» par «k», pour se rapprocher de la prononciation. Autant de pratiques qui ont été proposées auparavant à l'Académie française en vue d'une réforme de l'orthographe qui bute toujours contre l'avis des puristes. «Je pense qu'il existe une dynamique et une création au sein des échanges scripturaux sur Internet qu'il ne faut pas aborder seulement dans une approche normative», conclut M. Bennoui. Cette volonté de s'affirmer en s'affranchissant des normes a été également analysée dans le choix des pseudonymes sur la Toile où l'identité individuelle (prénom, surnom ou autres) supplante le nom de famille qui rattache à la collectivité. Ouardia Yermeche (ENS Bouzareah) et Souad Seghier (Université d'Oran) l'abordent comme un «voile qui dévoile». Le pseudo est une façon de se dire, d'afficher certaines parties de sa personnalité ou de s'en fabriquer une de toutes pièces. Ainsi, le pseudo ne sert pas tant à se cacher (comme il est d'usage chez les artistes ou les journalistes) mais, au contraire, à s'afficher. L'enthousiasme de rigueur devant la nouveauté de la cyberlougha ne doit toutefois pas voiler certaines vérités, comme la faillite des systèmes éducatifs au Maghreb, notamment en matière d'apprentissage des langues. Raja Bouziri (Institut supérieur des langues de Tunis) tire la sonnette d'alarme : «Au bout de 900 heures de cours de français, la majorité de nos bacheliers n'ont pas les compétences linguistiques minimales requises». Elle affirme que la sacralisation de la langue écrite (en français comme en arabe) l'éloigne de la réalité des pratiques et affiche de piètres résultats pédagogiques. «Pourquoi 900 heures de cours ne donnent pas grand-chose, alors que le langage SMS fonctionne très bien ?» lance-t-elle. A ce propos, Farid Benramdane propose de prendre en compte le phénomène cyberlougha dans l'enseignement des langues : «Par exemple, nous proposons actuellement des exercices de réécriture entre le niveau soutenu, standard et familier. Pourquoi ne pas ajouter un autre niveau qui serait la cyberlangue ?». La cyberlangue deviendrait ainsi une sorte de quatrième dimension de la langue. On craindrait presque de voir, comme dans un cauchemar de science-fiction, le cyber (qui signifie d'ailleurs gouvernail en grec) prendre le pouvoir sur la langue. On verra bi1…