Dans son bureau de directeur du théâtre Douar Achams, récemment ouvert à Tayouné, dans la banlieue sud de Beyrouth, Roger Assaf, le plus grand homme de théâtre libanais en vie, paraît fatigué. L'un des créateurs du Théâtre de Beyrouth, chrétien de naissance reconverti au chiisme, est considéré aujourd'hui comme l'un des plus importants animateurs d'un théâtre arabe socialement et politiquement engagé. On doit, notamment, à Assaf les œuvres présentées par la troupe du Hakawati (le conteur), nouvelle forme plus populaire de l'art théâtral. Comment vivez-vous cette guerre en tant que créateur ? C'est la troisième fois que les Israéliens nous attaquent. Nous subissons un chamboulement de notre vie quotidienne. Mais dans ces circonstances, je ne me sens pas artiste, mon identité d'artiste n'a aucun sens aujourd'hui. Je suis citoyen et ce sont les circonstances qui imposent nos priorités. Le théâtre n'est plus une priorité. Il devient une position pour dynamiser les relations entre les gens et les mobiliser grâce à notre modeste réseau, autant au Liban qu'à l'extérieur. Nous construisons des positionnements personnels, nous tentons de créer des espaces moraux humains. Les gens n'ont pas seulement besoin d'eau et de nourriture, même si cela est essentiel. Les gens ont aussi besoin d'expression, besoin d'exister en tant qu'humains dans le regard des autres. Des humains avec leurs propres spécificités, leurs histoires, leurs langues. Avec d'autres intellectuels, vous avez adressé une lettre ouverte à la chaîne française TF1 pour dénoncer sa couverture du massacre de Qana… J'ai le sentiment que les médias transforment les êtres humains en quelque chose d'informe, sans spécificité, sans sentiment, sans goût. Ils ne sont que des victimes. Ils le sont réellement. Mais ils représentent aussi un positionnement fait de dignité et de fierté, de capacité d'expression. Des humains qui ont une âme. Que faîtes-vous au niveau de votre théâtre ? Nous organisons des rencontres avec diverses personnes. Nous utilisons internet pour briser l'embargo et faire circuler les témoignages des gens à travers le monde entier. Nous jouons ici au théâtre le rôle de jonction entre divers acteurs humanitaires, sociaux, médiatiques. En 1982, lors de l'invasion israélienne du Liban, vous étiez ici. Quelle est la différence avec l'actuelle agression ? D'abord, nous avons joué le même rôle expliqué plus haut. Mais en 1982, le siège et la résistance étaient à l'intérieur même de Beyrouth-Ouest. Les lignes de confrontation entre résistance et armée israélienne étaient définies et l'ennemi était visible. Mais le plus important était ce soutien arabe alors. Un soutien si absent aujourd'hui. Car, hormis le soutien des peuples arabes qui ne peuvent intervenir dans la décision politique, nous constatons la lâcheté généralisée des régimes arabes. Mais aussi de la lâcheté de l'Europe et du reste du monde. C'est un scandale. Et différemment à 1982, tout le Liban soutient la résistance, peuple et gouvernement. Il y avait une continuité mondiale de la résistance en 1982. Pas aujourd'hui. Ce qui se passe aujourd'hui est un épouvantable exemple de l'abandon international. Les pays ont abandonné les mêmes lois qu'ils sont censés défendre tout en continuant à se poser comme défenseurs des droits de l'homme et de la démocratie. Même l'opinion des Israéliens hostiles à l'agression n'arrive pas à influer sur les décisions de leur gouvernement. Il y a un monopole de la décision de la part de Washington, et le monde entier y adhère. Craignez-vous un retour des démons de la guerre civile après l'union sacrée réalisée par les Libanais face à l'agression ? Le plus facile est de déclencher une guerre civile. Les « services » peuvent bien faire exploser une voiture piégée dans un quartier chrétien, assassiner un leader communautaire, ou n'importe quoi. Mais il y a chez les Libanais une prudence particulière pour éviter ce piège. Il y a actuellement une grande solidarité, mais s'il y a du sang versé, la porte serait ouverte à la fitna (discorde). La jeunesse, surtout, a dépassé ce stade de fitna. Les jeunes savent parfaitement que les divergences existent, mais ils pensent qu'elles sont matière à dialogue et non à affrontement. Vous savez, Le Liban n'est peut-être pas un modèle de régime, mais avec sa diversité, c'est certainement un modèle de société. Vous parlez d'une tragédie qui suivra l'épopée actuelle. Pourquoi ce pessimisme ? L'héroïsme a ses limites, alors que l'agression n'en a pas. Et la fin des héroïsmes est inéluctablement le martyr. Je ne pense pas que le Hezbollah existera après le cessez-le-feu. Ils veulent tous mourir (silence). Si la barbarie s'arrête avant la fin du Hezbollah, ce sera une défaite définitive pour Israël. Car comment les Israéliens peuvent-ils accepter la défaite avec toute sa force et le soutien mondial. Israël a peur que l'exemple de la résistance se propage. Aujourd'hui reste la dernière chance historique pour mettre un terme au projet américano-israélien. Une chance dont personne ne profite. C'est la première fois que le Liban est uni. Un miracle. Si les Arabes avaient la même unité concernant la Palestine, tout aurait été possible. Mais ce rêve est irréalisable.