Une poésie délicate entre contemplation et idéal Ecriture solitaire et souvent intimiste, la poésie n'est pas le genre littéraire le plus en vogue de notre époque. Si l'on reconnaît volontiers sa noblesse et sa difficulté, sa place dans l'édition et les médias n'en est pas moins réduite à la portion congrue. Pourtant, il existe encore quelques auteurs qui résistent à l'omnipotence du récit narratif (roman, nouvelles, etc.) et publient leurs œuvres grâce au soutien d'éditeurs courageux. Parmi ce cercle de poètes irréductibles, taquinant la muse dans les différentes langues pratiquées en Algérie, se trouve Yamilé Ghebalou. Celle-ci publie sa poésie depuis près de dix ans. On lui doit également un recueil de nouvelles (Grenade, Chihab, 2007) et un roman (Liban, Chihab, 2009). Universitaire, elle s'intéresse particulièrement à la littérature féminine et aux symboles culturels. Elle nous revient avec un nouvel opus poétique intitulé Les yeux lumineux paru aux éditions Hibr. Yamilé Ghebalou poursuit ainsi sa quête du mot juste et de l'expression sincère. Une quête initiée depuis son premier recueil Kawn paru chez Dahleb en 2005. Souvent lapidaires et limpides, les petits poèmes des Yeux lumineux sont une invitation au voyage. Un voyage intérieur dans les rêveries de l'auteur. Attention, il ne s'agit en aucun cas d'une fuite devant la banalité ou l'horreur du monde à la façon d'un «anywhere out of the world» baudelairien. L'auteure nous tend au contraire des visions d'une lucidité redoublée. A travers sa poésie, elle nous propose rien moins que de retrouver «une face que ce monde nous cache (…), car nous avons perdu le sens qui nous permet d'y accéder». Ambitieux programme que l'auteur entreprend avec audace et humilité tout au long des cinq parties de son ouvrage entre Regards intérieurs et Livre d'heures. Une douce clarté illumine cet univers suggéré par petites touches, en vers sobres, un peu à la manière du haïku japonais. Dentelles, verre, lampes, neige et murmures d'eau peuplent ce monde délicatement dessiné comme ces fragiles motifs irisés sur une aile de papillon. La contemplation est le maître mot de la poésie de Yamilé Ghebalou. «A force de scruter/ L'arbre/ Dans la nuit/ J'ai vu/ Le rossignol/ Qui l'enchantait», lit-on dans le premier poème intitulé Au-delà des apparences. Plutôt que d'observer le monde et de le décrire, l'auteure nous invite à le voir avec «les yeux du cœur», selon l'expression d'Antoine de Saint-Exupéry, dans les pas duquel se place d'ailleurs son cheminement scriptural. Les figures du mystique persan Jalaluddine Rumi et du poète idéaliste allemand Freidrich Holderlin sont également convoquées et même citées. Du second, Ghebalou reprend cette métaphysique élémentaire qui part d'un paysage pour atteindre la dimension cosmique. La grande majorité des poèmes (à l'exception d'une sorte de chant des villes maghrébines intitulé Ode à mes capitales) esquissent des paysages naturels, très loin des hommes, des villes et de leurs artifices. Les éléments de l'eau et de l'air, fortement présents dans les Yeux lumineux, ne sont pas seulement évoqués comme «symboles» de ce qu'ils ne sont pas. Ils sont physiquement présents par leurs qualités matérielles de transparence, de mouvement, etc. Cette matière «Où le sceau de la forme/ renferme/ l'aérienne/ Présence/ De l'Esprit» est la porte d'accès à une intuition métaphysique. C'est justement là où le poète soufi permet de pousser plus loin cette quête vers une connaissance du divin fondée sur l'amour et le dialogue intérieur. Le divin est dans la nature, mais il est aussi dans «la clairvoyance du cœur qui [le] voit». L'intériorité est certes spirituelle mais elle est aussi, plus prosaïquement, dans l'intérieur de la maison. Ghebalou ne renie pas ce doux confort peuplé de songes enfantins (Science des rêves). Elle nous rappelle ainsi que la poésie n'a pas définitivement élu domicile dans les hautes sphères de la voûte éthérée mais se niche également dans les aspects les plus quotidiens de la vie. En poésie, comme ailleurs, il est illusoire de séparer le fond de la forme, le contenu de l'expression. En effet, le monde dépouillé des Yeux lumineux ne pouvait être dit qu'en une expression minimaliste et un verbe transparent. Si l'importance d'une musique se joue aussi dans le silence entre les notes, il en va de même pour cette poésie du décharnement, du détail, du «presque rien». Comme l'écrit très justement l'auteur dans un poème intitulé Spacieuse, ce recueil se lit «Comme un livre/ De silence/ Où tout est à inventer».