Après avoir défait plusieurs nids dans un coin plus loin que la fois passée, les enfants, sur le chemin du retour, en arrivant à la route goudronnée, rencontrèrent Roi, qui revenait lui aussi de l'oued Seybouse, la canne à pêche à l'épaule gauche et un panier plein de poissons dans la main droite ; il y en avait qui frétillaient encore. « J'étais en amont de l'oued, là où l'eau formait un petit étang dans la vallée », leur dit-il. Il avait sur la tête un vaste sombrero recouvrant d'ombre son visage basané ; ses yeux, plus noirs, luisaient comme ceux du chat. a chaque pas qu'il faisait, ses savates claquaient ; son pantalon était relevé au-dessus des genoux, le manteau gris et râpé qu'il portait était très long et vu de derrière, on eût dit qu'il n'avait rien en dessous. Ils le connaissaient bien, Roi, et lui aussi les connaît. C'était un enfant un peu plus âgé qu'eux, un adolescent qui habitait derrière la cité Bel Air, dans le bidonville, et, pour aller au centre-ville, il devait passer par la rue Barberousse. Du reste, lorsqu'il était ivre, — et il l'était souvent —, il aimait causer un brin avec eux. Il fut tout heureux de les trouver. Bien vite, il donna le panier à Salim pour souffler un peu. « Alors, tu l'as sur toi ? lui demanda Tahar. Quoi ?... Ah ! ma fidèle compagne, s'exclama-t-il d'un air enthousiasmé, mon inséparable flûte, bien sûr ! » Après avoir passé la canne à Sebti, il tira la flûte de la poche droite du manteau. « Je vous joue quelque chose ? C'est notre grand désir ! s'écria Tahar. Bon, asseyons-nous là », dit-il en désignant le talus bordant la route. ils s'exécutèrent vivement. « Pardonnez-moi petits, mais sans le sang du lion je suis un homme mort », reprit-il, une fois assis, en sortant de la poche intérieure du pardessus, une bouteille de vin à moitié remplie. Il la déboucha avec ses belles dents régulières et but une bonne rasade ; après quoi, il la présenta aux enfants qui refusèrent. Il la reboucha, la remit à sa place, puis reprit la flûte et se mit à jouer des airs de Aïssa Djarmouni ; il s'arrêtait par moments pour chanter d'une voix semblable à celle du grand chantre à s'y méprendre. Ils en étaient ravis. Un moment après, il déposa la flûte entre ses jambes, sortit de nouveau la bouteille et, avant de l'ouvrir, levant les yeux vers les enfants, dit d'une voix rauque : « Moi, je n'ai point de souci, je n'assume qu'une responsabilité : la mienne. Je suis mon maître, moi ! » Puis, promptement, il enleva le bouchon et renversa la bouteille sur ses lèvres jusqu'à ce qu'elle fût vide ; ensuite, il la regarda fixement un moment en disant : « Oh ! ma tendre partenaire, aucune ne te vaut, aucune ne me comprend comme toi. » De toute la force de son bras, il la jeta à l'autre bout de la route ; elle tomba sur la terre molle, roula un instant et disparut par-delà le talus. « Je ne suis rien, moi, reprit-il, ni directeur, ni ministre. Je dors bien. Je ne fais de mal à personne. Vous ai-je jamais frappés, moi, comme le font les autres grands garçons ? Hein ! Jamais ! » Ils durent reconnaître que non. « Pas même une mouche, continuait-il, je suis un bon citoyen, moi... Le jour, je travaille et la nuit je chante dans ma masure. » Ce disant, il se leva brusquement en les invitant à partir. Il avait repris la gaule et le panier. « Tu vas les vendre, les poissons, Roi ? questionna Tahar. Oui, bien sûr... C'est mon travail ; je pêche et si le butin en vaut le coup, je le vends, sinon, c'est toujours utile pour ma vieille mère et moi. » Il y eut un moment de silence. « C'est peut-être curieux de ma part, balbutia Sebti, mais peux-tu nous dire si ton père est mort pendant la guerre ? Je m'en fous de lui !... On dit qu'un jour il est allé au djebel et que depuis lors personne ne l'a revu... On raconte aussi qu'un sanglier lui est rentré dedans... qu'il a été tué dans un accrochage... qu'il aurait changé de veste pour devenir goumi... enfin chacun chante une chanson, mais moi, je m'en fous ! »