Boulevard Aïssat Idir, près du siège de l'UGTA. Nous sommes le dimanche 22 mars. Trois bus s'apprêtent à s'ébranler à destination de Tunis. Non, il ne s'agit pas d'un circuit touristique mais plutôt d'une caravane citoyenne. Dans quelques minutes, nous allons embarquer avec la «délégation autonome» devant participer aux travaux du Forum social mondial. Ourida Chouaki et sa sœur Yasmina, de l'association féministe Tharwa Fadhma N'soumer, vérifient une dernière fois les listes. Les responsables du RAJ, du CLA, de la LAADH et autres associations participantes en font de même. Koceila, artiste plasticien activant au sein de la Ligue des arts cinématographiques et dramatiques (LACD) de Tizi Ouzou, est impatient de fouler le sol tunisien. Mais le trajet sera long. Très long. Il est presque 18h. Après avoir fait quelques provisions pour le voyage, les trois bus démarrent enfin, au grand soulagement des militants. Certains, en particulier ceux qui venaient de loin, attendaient depuis trois bonnes heures devant le lycée El Idrissi. Ambiance festive dans le bus. Ourida Chouaki est au four et au moulin. Elle a pris sur elle de coordonner, en partie, ce long déplacement. «On est dans un groupe de quelques associations qui constituent le comité de suivi du Forum social maghrébin», explique-t-elle. «Il comprend Tharwa Fadhma N'soumer, le CLA, le RAJ, le SNAPAP, et les ligues des droits de l'Homme. Chaque organisation a pris le soin de contacter d'autres associations. Ce qu'on voulait, c'était de faire participer le maximum de dynamiques, non seulement sur toutes les thématiques (le gaz de schiste, les droits des femmes, les chômeurs…) mais en veillant aussi à ce qu'il y ait une bonne répartition géographique où il y aurait des représentants d'In Salah, de Ghardaïa, de Laghouat, d'Oran, etc.» Ourida précise que les participants étaient simplement tenus de s'acquitter des frais du voyage (7000 DA pour l'aller-retour), l'hébergement étant assuré par la partie tunisienne. «Cela nous a permis de faire venir presque 300 personnes», se félicite Ourida Chouaki. «Mais le plus important, c'est de multiplier les contacts, les échanges, les prises de position communes de façon à construire des choses ensemble et renforcer le travail de la société civile en Algérie», souligne-t-elle. A noter que les initiateurs de cette «expédition» ont loué les services d'une agence de voyages spécialisée dans le circuit. «Nous avons été échaudés par l'expérience de 2013 où nos bus avaient été empêchés de pénétrer en territoire tunisien, faute d'une autorisation. Je dis bien les bus, pas les militants. Cette fois-ci, nous avons fait appel à une agence de voyages qui a l'habitude de travailler avec la Tunisie. On est plus tranquilles», indique Ourida. «Je veux manifester ma solidarité» Dans notre bus, une autre figure féministe est également du voyage : Soumia Salhi, présidente de la Commission nationale des femmes travailleuses de l'UGTA. Elle aurait pu partir avec l'autre délégation, celle agglomérée autour de la Centrale syndicale, mais elle a préféré faire le trajet avec ses camarades de lutte. Soumia Salhi nous confie qu'elle avait longuement hésité avant de se décider à participer au forum. «C'est la première fois que j'assiste à un Forum social mondial. La vérité est que je n'aime pas les forums sociaux. Je pense qu'ils n'ont pas de prolongement réel dans les sociétés, alors que c'est précisément dans les sociétés, dans les pratiques sociales que les choses doivent changer», dit-elle. «C'est la société qu'il faut gagner à notre combat pour l'égalité, pour la dignité humaine en général», insiste-t-elle. Et de préciser : «En fait, ce qui m'a le plus décidée, c'est l'attentat (du Bardo, ndlr). Nous avons vécu le terrorisme, nous avons vécu dans la douleur, dans l'isolement, et je sais très bien ce que cela signifie. J'avais donc envie de voir mes camarades tunisiens, leur manifester ma solidarité.» Les trois bus vont rouler toute la nuit, d'autant plus que l'itinéraire qui a été retenu les obligeait à passer par Tébessa (700 km à l'est d'Alger) plutôt que Annaba «pour plus de sûreté». Ce n'est que vers 7h que la caravane pointe au poste frontalier de Ras El Ayoun après quelques haltes observées en cours de route, notamment une longue pause à El Yachir, aux environs de 22h, pour se sustenter. Il a fallu attendre près de trois heures en ce matin frisquet au poste de Ras El Ayoune avant de pouvoir franchir la frontière. Les formalités douanières côté tunisien s'avèreront moins longues. A peine une heure. La PAF tunisienne a toutefois jugé nécessaire de noter notre organe de presse avant de tamponner notre passeport. Il est presque 11h. Le bus rentre enfin en territoire tunisien. Applaudissements nourris. Sentiment de délivrance. L'un des trois bus aura, cependant, moins de bol. Il sera retenu un bon moment en raison d'un participant qui, par malchance, portait le même nom qu'un élément recherché par les services de sécurité tunisiens, nous dit-on. «En 2013, nous avons poireauté de 3h du matin jusqu'à 8h à cause d'un cas similaire, et il a fallu attendre que sa femme nous faxe son extrait de naissance pour récupérer notre camarade», se souvient Idir Achour du CLA. Enfin Tunis après 22 heures de trajet ! La route qui s'étale du poste-frontière d'Hidra en direction du Nord se déploie au milieu d'un magnifique tapis vert printanier. On comprend mieux pourquoi on appelle ce beau pays «Tounès el khadra». Des vestiges antiques parsèment le paysage. La caravane citoyenne poursuit son trajet cahin-caha en enfilant villes et petites bourgades : Tajerouine, El Kef, Sidi Medyen, El Krib, avant d'arriver au poste de péage de Testour. C'est la dernière ligne droite avant Tunis. Détail à signaler : tout au long du trajet, des barrages de la Garde nationale filtraient les véhicules à divers points de notre parcours. Mais à aucun moment nous n'eûmes à exhiber nos papiers. Il est 15h50. Enfin Tunis ! Après vingt-deux heures de trajet. Nous voici au campus Farhat Hached d'El Manar, dans la banlieue de Tunis, pas loin d'El Menzah. La plupart des passagers n'ont rien dans l'estomac, hormis le café du matin. Mais les corps se revigorent aussitôt le pied à terre, et les visages, fripés par la fatigue et le manque de sommeil, reprennent des couleurs en se faisant fouetter par le vent frais qui souffle sur Tunis. Koceïla se dégourdit les jambes en grillant une cigarette. «Tout ce que je souhaite, c'est d'avoir de bons échanges, de faire de bonnes rencontres. Je ne suis pas venu pour faire de la politique», confie-il. Nous retrouverons notre jeune artiste à la fin du forum, avenue Habib Bourguiba, chèche immaculé noué autour du cou et arborant une belle tunique traditionnelle qui braque tous les regards sur lui. D'ailleurs, on n'arrête pas de le saluer. Sa délicatesse est telle qu'il répugne à jeter ses mégots par terre et prend le soin de les ranger dans une petite boîte métallique qui ne le quitte jamais. «Il m'arrive même parfois de les mettre dans ma poche quand je ne trouve pas de poubelle», assure-t-il. S'il a tout du gendre idéal, Koceïla ne se sent pas le devoir de jouer à «l'Algérien exemplaire», digne représentant de la tribu. Il se hâte de préciser : «Je ne représente que ma petite personne. Loukane koul wahed fina yefriha maa rouhou, c'est déjà beaucoup.» La sollicitude dont il se voit entouré et son désir de poursuivre sa quête l'ont finalement décidé à prolonger son séjour, surtout qu'une grosse manif était prévue pour le lendemain. «J'ai vraiment passé des moments formidables», sourit-il, comblé. «J'ai fait de belles rencontres. On a créé des liens avec plein de camarades. Il y a même de petits projets en perspective.» Koceïla ne s'en fait pas pour l'hébergement. «Je me suis fait tellement d'amis que je vais crécher chaque nuit chez un copain différent. Dire qu'il y a seulement quelques jours je ne les connaissais même pas !»