Rachid Boudjemaâ est docteur d'Etat es science économique. Cumulant une longue et riche expérience dans l'enseignement universitaire et supérieur (maître de conférences à l'INPS d'Alger) et consultant auprès de plusieurs institutions, il est aussi auteur de plusieurs publication, dont le livre «Economie du développement de l'Algérie 1962-2010» qui a été édité en 3 volumes aux éditions El Khaldounia en octobre 2011. Dans cet entretien, et en fin connaisseur, il dissèque les politiques économiques suivies sous l'ère Bouteflika. Une année après la réélection de A. Bouteflika pour un 4e mandat, quel est l'état de l'économie nationale selon vous ? Certains estiment que son règne à immunisé le pays, alors que d'autres parlent d'immobilisme et de paralysie totale... L'année 2014 a été difficile pour la plupart des pays du monde, notamment ceux dont le «sort» est suspendu au prix du pétrole, cet or noir malmené par l'économie mondiale, qui rappelle épisodiquement à ses détenteurs la fragilité de leur puissance et le caractère superflu de ce qu'ils nomment injustement «leur richesse». La crise est partout aujourd'hui : en Europe, dans les pays émergents et à un degré moindre aux Etats-Unis. L'Algérie a évidemment son lot de ce désarroi quasi-planétaire, même s'il faut admettre que la gestion assez prudente de ses devises a joué et continue de jouer, à son actif, un rôle d'amortisseur de l'austérité économique et sociale qui devait, en toute logique, suivre la contraction de ses ressources financières. Ce qui explique que, globalement, l'Etat n'a pas opéré de rupture remarquable d'avec son élan dépensier habituel. Et tant mieux d'ailleurs que la parcimonie, chère au décideur politique en contexte de crise, n'ait pas été activée en raison aussi bien de l'opportunité des projets programmés que de la nécessité de prendre en charge les besoins fondamentaux des citoyens, comme gage de consolidation de cette petite lueur (ô combien fragile) de paix sociale qui se dessine dans le ciel algérien. Mais il ne faudrait pas comprendre par là que le gouvernement a, dans les circonstances internes et externes actuelles, un visa politique de repos sur ses lauriers. Loin s'en faut ! Et il le sait très bien. Le stress qui le traverse ces derniers mois et qui est à la fois visible et lisible dans les attitudes et discours officiels est, à n'en pas douter, une preuve de sa prise de conscience du caractère non aisément reproductible de ses prouesses d'aujourd'hui et de la nature faiblement salvatrice de la vieille option nationale du développement sociétal par l'Etat et le pétrole. D'aucuns savent qu'il est impossible d'édifier une stabilité économique et sociale et donc politique sur des revenus erratiques. En général, lorsque ces derniers commencent à se contracter, les choix économiques finissent pas s'imposer avec, souvent, une facture sociale douloureuse et à faible «soutenabilité» politique. C'est dire la limite du pouvoir «développementiste» de l'argent et l'impératif national de reconsidérer, à l'avenir, les facteurs réels de la croissance économique. Au regard du rythme de diminution de ses recettes, l'Algérie n'est pas, toutes choses égales par ailleurs, loin de l'immersion dans la froideur du calcul économique ou des choix d'allocation des ressources rares qui remettront en cause bien des acquis, des problématiques et pourquoi pas des positions ! En vérité, l'affaiblissement de la santé financière de l'Algérie y convoque instamment l'objet de la science économique que de longues années de «vaches grasses» ont rendu quasiment superflu, sous la volonté subjective de l'Etat qui ne veut pas avoir avec l'économie et la société d'autres liens que ceux de dilution ou de subordination. L'Algérie est-elle pour autant, en reprenant les termes de votre question, immunisée, immobilisée ou totalement paralysée ? Si vous entendez par immobilisme ou paralysie totale de l'Algérie le fait qu'elle peine, malgré les sommes colossales qui y sont investies, à faire de la croissance, à créer des emplois réels, à améliorer sa valeur ajoutée manufacturière, à diversifier ses exportations, à adhérer à l'OMC, à être économiquement attractive et à susciter le respect des organisations internationales qui évaluent le développement à l'échelle mondiale, je vous répondrais, sans aucune nuance, par l'affirmative. Et sur ce plan, beaucoup d'années s'écoulent en Algérie dans la ressemblance. Et 2014 n'a pas, en dehors du bas niveau du prix de pétrole, de singularité notable. Les multiples procès Sonatrach, Autoroute. est-ouest, Khalifa sont-ils programmés pour faire le procès du règne Bouteflika ou bien pour clore définitivement ces affaires qui ternissent sa gouvernance? Comme tous les citoyens lettrés de ce pays, j'ai pris connaissance des «affaires» dont vous parlez dans la presse nationale et parfois étrangère. Mais je n'en suis pas plus informé que mes compatriotes qui suivent de loin l'actualité nationale. Les procès Sonatrach, autoroute Est-Ouest, Khalifa programmés visent-ils à assener un coup au chef de l'Etat ou à clore les affaires qui ternissent sa gouvernance ? Soulignons de prime abord que c'est la non-programmation de ces procès qui aurait été anormale et suspecte. Puisque la justice s'en charge, il faut peut-être lui laisser toute l'indépendance pour instruire, juger, inculper ou innocenter. Il n'est pas de mon intention d'expliquer ici les causes d'un phénomène qui, par essence, est condamnable. Mais ces affaires qui déterminent, parmi tant d'autres, la notation souvent humiliante de l'Algérie par Transparency International ne valent pas seulement par les sommes détournées, «vraies ou fantaisistes» rapportées par les journaux. Elles doivent être étudiées également en rapport : - d'abord, avec le coup porté à la foi et à la mobilisation citoyennes face aux efforts et sacrifices qu'impose l'édification nationale. En général, lorsque le chef de famille est considéré comme «suspect», les autres membres ne se sentent plus concernés par la «chose commune ou familiale». Aussi, peut-il exister un lien positif entre la corruption active qui alimente les «Unes» de la presse et la corruption discrète qui peut être l'œuvre de simples citoyens qui, ayant perdu leur ardeur de croire et de servir, prennent de la distance à l'égard de la chose publique et de leurs obligations professionnelles ? Et comme aujourd'hui, science et technique aidant, «l'électricité a cessé d'être une fée, même pour les enfants» (R. Aron), les Algériens, adolescents et adultes, tous niveaux d'instruction, sexes et professions confondus ont individuellement et collectivement une «idée» de ce qui se trame «chez eux». Et chacun y va de sa formule, son verbe et son humeur du jour. La corruption n'ayant pas de «visage», ils l'expriment, à l'instar de cette douleur intense qu'ils ne voient pas, mais qu'ils ressentent de «tous leurs nerfs» de mille et une manières ; - ensuite, avec la gouvernance qu'elles affectent dans toutes ses dimensions politique, économique, sociale et d'entreprise. Appréhendée sous l'angle des fréquents «paiements additionnels pour obtenir qu'une chose soit faite» ou de son impact négatif sur l'environnement des affaires ou encore de la tendance des élites à la prédation d'Etat, la corruption ne peut rien traduire d'autre que la manifestation d'un manque de respect du corrupteur et du corrompu pour les règles qui gouvernent leurs relations. Aussi traduit-elle un échec de gouvernance, selon la définition de la Banque mondiale ; - enfin, avec les ressources qui sont siphonnées et donc soustraites aux actions du développement (santé, éducation, infrastructure, etc.). Vues sous ce triple angle, ces affaires, qu'elles soient jugées à temps ou de manière tardive ternissent forcément la gouvernance politique. Enième stratégie industrielle, assises sur le commerce extérieur, nouvelle loi de finances complémentaire..., le gouvernement est-il sur la bonne voie pour faire face à la baisse des ressources (chute des cours du pétrole) ? Si c'est non, que préconisez-vous pour y remédier ? Manifestement, le gouvernement semble engagé dans la recherche des voies et moyens aptes à contrer les effets indésirables de la chute des recettes des hydrocarbures sur l'économie et la société. Dans ce cadre, il tente logiquement d'opposer à une situation exceptionnelle des mesures exceptionnelles. Ne dit-on pas souvent «aux grands maux, les grands remèdes». Cependant, contrairement à bon nombre de pays où les grands maux ne trouvent généralement que de petits remèdes souvent superflus et inefficaces, l'Algérie a une marge de manœuvre financière importante, voire exceptionnelle, au regard des difficultés structurelles de l'économie mondiale d'aujourd'hui. Cette marge de manœuvre que lui procurent son Fonds de régulation des recettes et ses réserves de change lui permet de prendre en charge, sans trop de peine, au moins les besoins incompressibles de l'économie et de la société. Ceci met déjà le gouvernement à l'abri de la panique et des conséquences des actions dans l'urgence souvent préjudiciables à la stabilité politique. En sus, en l'absence de solutions d'augmentation des ressources de l'Etat à court terme, le gouvernement veut s'essayer à apprendre à mieux dépenser, histoire de faire de petites économies de dinars et de devises, par un toilettage de la structure de ses dépenses et des importations du pays. Sous la pression des faits historiques et des organisations financières internationales, il pourrait être amené, par exemple, à revoir quelques dispositifs d'aide, notamment les plus lourds financièrement et les moins justes socialement. Mais il faut espérer que son souci d'équilibrer les comptes publics ne le conduise, de fil en aiguille, à la mise en œuvre des programmes d'austérité, ces équilibres de misère qu'affectionnent les arithméticiens politiques et qui, sous d'autres cieux, ont appauvri, sans relance économique aucune, de larges couches de populations. Les exemples de la Grèce, du Portugal, de l'Espagne et à un degré moindre de la France sont, en la matière, édifiants. En Algérie, la nouvelle stratégie industrielle, les assises du commerce extérieur, la loi de finances complémentaire, le gaz de schiste prouvent, s'il en est besoin, que le gouvernement est au moins réactif à la dégradation, même lente, des équilibres budgétaires et externes du pays. Bien qu'il faille le faire, au vu des contraintes de l'heure, il est regrettable de voir ce qui devait être la mission naturelle, régulière et permanente du gouvernement se mouvoir en opérations de sauvetage épisodiques, actionnées seulement lorsque le «feu est en la demeure». La chute des prix des hydrocarbures s'apparente alors à ce «coup de massue» sur la tête qui rend lucide. Après un demi-siècle de transformation économique et sociale, une longue période d'ajustement structurel, sous la houlette des institutions de Bretton Woods, le décideur politique découvre ou redécouvre, en ces temps de «vaches maigres», ce qu'il a occulté en période de «vaches grasses», à savoir les impératifs d'industrialiser le pays, de diversifier sa production, de promouvoir ses exportations hors hydrocarbures, de préserver l'environnement, d'asseoir une compétitivité de ses entreprises, etc. En réalité, les actions actuelles du gouvernement témoignent du fait que le passé de l'Algérie n'a pas beaucoup servi à la construction structurelle de son présent. Si l'on excepte la prouesse de la gestion prudente de ses avoirs de change qu'il serait injuste d'occulter, surtout maintenant que le pétrole n'inonde plus généreusement les caisses de l'Etat, l'Algérie a globalement échoué devant les exigences de la rationalité productive. Engagée des années durant dans un processus de développement sociétal par l'Etat et le pétrole (ou par le Tout-Etat, devrais-je dire,) qui fait confiance plus à l'argent qu'à l'Homme, elle est insuffisamment innovante et donc insuffisamment productive et compétitive. Avec un Etat qui use toujours de son vieux style d'ingérence économique, un secteur privé peu performant, des comportements de recherche de rentes des acteurs, des facteurs de la croissance dispersés, etc., elle est carrément aux antipodes des canons de la croissance mondialisée d'aujourd'hui. Et son aisance financière quasi-régulière qui lui donne l'illusion de pouvoir acheter le développement, au lieu de le promouvoir, aggrave plus qu'elle ne soigne son aveuglement «développementiste». Mais à quelque chose malheur est bon ! Les bas prix du pétrole peuvent être une occasion d'en remodeler l'acte de développer national par la rénovation synergique des rôles de ses divers acteurs (Etat, collectivités locales, entreprises, banques, établissements financiers, universités, centres de recherches, etc.) et la mobilisation de ses divers facteurs (ressources humaines, ressources financières, management, organisation, logistique, etc.). Cette nouvelle dynamique de développement doit permettre de libérer réellement les initiatives et de mettre en son centre l'entreprise, et au cœur de celle-ci le capital humain. La construction d'une base productive et compétitive apte à soustraire définitivement le pays de sa dépendance aux hydrocarbures n'est pas une option, mais une condition de survie nationale. Aussi, est-il recommandé de ne pas lésiner sur les moyens, même dans un contexte de malaise financier.