En hausse continue depuis des années, les naissances vivantes dépassent le seuil du million par an. Pourtant, la capacité d'accueil est la même depuis plus de 20 ans. Les accouchements se font donc à la chaîne. De plus en plus de cas de fautes médicales se retrouvent devant la justice. Je marchais à quatre pattes dans le couloir de l'hôpital pour demander de l'aide.» Naïma, 34 ans, a mis au monde Selma, son premier enfant, à l'hôpital Mustapha d'Alger, il y a quelques mois. «Bal3i, Allah ya3tik ghoma» (ferme-la, que Dieu t'étouffe !) ; «7absi cinéma ta3ek» (arrête ton cinéma). «Plus je m'agitais pour supporter la douleur qui me déchirait de l'intérieur, plus elles redoublaient de méchanceté envers moi», lâche-t-elle. Elle se souvient avoir alerté les sages-femmes avec insistance, ce soir-là. «J'ai crié en leur disant que je sentais la tête du bébé venir, j'avais peur pour lui… quand elles m'ont vue elles m'ont demandé de me taire et d'arrêter mon cinéma», confie-t-elle. Naïma raconte ce moment censé être le plus miraculeux de sa vie comme un souvenir presque insoutenable : «L'une d'elles m'a attrapée brutalement par le bras et m'a mise debout. Je me suis mise à saigner. Elles ont fini par m'emmener vers la table d'accouchement. J'ai poussé tant que je pouvais mais j'étais trop épuisée.» Un rictus d'aversion crispe son visage : «L'une des sages-femmes s'est mise à presser mon ventre, je sentais mon bébé gigoter dans tous les sens et l'autre sage-femme criait «arrête de crier, si tu ne la fermes pas je te massacre, on en a marre de vous, vous faites des gosses et vous n'assumez pas» ! Puis elle a crié : «bistouri !»» Et d'ajouter : «Elle m'a déchirée sans anesthésie, elle a fait sortir son forceps pendant que l'autre appuyait de toutes ses forces sur mon ventre. Bdit nchahad, tellement j'avais mal quand elle a brusquement introduit le forceps, puis ma petite est sortie !» Comme tant d'autres, la petite Selma ne saura jamais rien des conditions de sa venue au monde, tabou oblige. Elle fait partie du million de naissances recensées en 2014. Un seuil jamais atteint. Pourtant, la capacité d'accueil (personnel de santé et nombres de lits) est pratiquement la même depuis plus de 20 ans. Nos maternités débordent et les blouses blanches sont à bout de nerfs. La petite Selma fait partie des 103 575 naissances qui ont eu lieu à Alger en 2014 (plus de 10% du volume total). Réparties sur des maternités publiques et privées, ces naissances se déroulent souvent (pour ne pas dire tout le temps) dans le désordre, l'inconfort, la précipitation, les risques de complications, le traumatisme moral et physique, voire dans la violence. Le tout en toute impunité. Ou presque. De plus en plus de mamans osent déposer plainte. Même si elles n'obtiennent pas toujours gain de cause. Deux à trois femmes par lit Sur la dizaine de maternités publiques que compte la capitale, celle de l'hôpital Bachir Mentouri de Kouba est l'une des plus prisées. Ici, les femmes viennent des quatre coins du pays pour accoucher. Deuxième étage, au fond d'un couloir, sur une porte orange : «Accès interdit aux personnes étrangères». Une phrase écrite au feutre noir. Derrière la porte, un autre couloir est transformé en dortoir. Des lits — tous occupés par des femmes tristes, endolories ou soucieuses — sont alignés le long du mur jusqu'à une autre porte sur laquelle tous les regards se braquent. Derrière, des femmes accouchent. Une première bouffée d'air puis un cri. La peau rougeâtre, les joues bien pleines. C'est une fille. 3,8 kg. Elle s'appellera Romaïssa. Il est 10h43. Dans la salle d'accouchement de l'hôpital de Kouba, le désordre, la peur, la souffrance et les cris se mêlent à une joie capiteuse, unique. Romaïssa vient tout juste de naître, au forceps, après deux heures de travail. On n'en saura pas plus. Sa maman est encore au bloc, sur l'une des quatre tables de travail, prise en charge par les deux sages-femmes de garde. Ici, les accouchements se font à la chaîne, loin de toute effusion de joie, plutôt dans le stress et la dureté, le tout dans des conditions d'hygiène très discutables (souvent les femmes de ménage n'ont pas le temps de nettoyer la salle après un accouchement). On travaille dans l'empressement car à l'extérieur, d'autres femmes attendent leur tour. Certaines font les cent pas dans le couloir, d'autres sont allongées ou assises. Des mamans qui ont déjà accouché se partagent à deux, voire à trois, un lit. Les moins chanceuses sont assises sur des chaises, leurs affaires entassées près d'elles. «C'est la surcharge», justifie une infirmière de passage. «Ici c'est pas le top, mais Belfort et Mustapha, c'est pire», commente-t-elle encore. Indifférence du ministère Au fond du couloir, une jeune femme, la trentaine, sous perfusion, est adossée à un mur. Une main sur le ventre, une autre tenant une bouteille reliée par une aiguille à son bras. «Mon bébé est mort dedans» (sic). Le visage livide, les paupières lourdes, Rachida dit dormir depuis trois jours sur une chaise, elle cherche son médecin dans les couloirs. «Je veux faire mon échographie, on doit me faire un curetage, je suis épuisée d'attendre, j'ai mal», lâche-t-elle. «Madame, qu'est-ce que vous faites là ?» demande sèchement une autre infirmière pressée. «Je veux qu'on me fasse une échographie», répond Rachida, intimidée. «Vous n'avez rien à faire ici, allez attendre le médecin de l'autre côté !» ordonne la dame en blouse blanche. Rachida quitte le bloc et se redirige vers le service de gynécologie où elle espère croiser le médecin qui l'a auscultée il y a trois jours. Elle marche la tête baissée. Les petits carreaux marron et jaune, au sol, ont quelque chose de mille fois plus rassurant que les blouses blanches ou les visages de ceux qui les portent. Le personnel semble débordé, à bout de nerfs. Les sages-femmes, soumises à un système de garde de 24h pour trois jours de repos par semaine, le sont particulièrement. Chaque jour, l'équipe de garde (deux sages-femmes, une infirmière et un médecin) prennent en charge 30 à 40 accouchements. Parfois jusqu'à 50, alors que la capacité d'accueil du service n'autorise que 6 à 7 accouchements par jour. «Nous effectuons 4000 hospitalisations de nouveau-nés et 10 000 accouchements par an, alors que nous avons une capacité d'accueil de 2500 par an», explique le docteur Alhallak Saïd, chef du service maternité. Après le service maternité de Belfort (12 000 accouchements par an), celui de Kouba serait le plus sollicité (10 000 accouchements par an). «La surcharge est impressionnante. Notre service est plus petit que celui de Belfort, mais nous recevons presque le même nombre de femmes par an», commente le professeur Bendaoud, gynécologue obstétricienne, chef de l'unité des grossesses à haut risque (GHR). Ici, on ne refuse pas les femmes enceintes sur le point d'accoucher pour éviter de «les voir tourner en rond d'un hôpital à un autre», dit-on. Mais avec une telle surcharge, les conditions d'exercice se compliquent. «Même faire le ménage devient difficile», explique le Dr Alhallak. Et d'ajouter : «Nous avons fait une demande d'extension pour augmenter la capacité d'accueil. L'espace est disponible, nous attendons l'aval du ministère depuis deux ou trois ans.» En vain. Allah Ghaleb ! Retour dans le couloir «post-accouchement». La maman de Romaïssa a quitté le bloc, soulagée que son bébé soit sain et sauf. On lui a trouvé une petite place pour s'asseoir sur un lit où deux femmes sont déjà installées. Elle se dit heureuse, mais elle semble confuse, au bord des larmes. Ce ne sont pas les douleurs naturelles de son accouchement qui la perturbent ni même les atroces sensations physiques de l'épisiotomie (incision du périnée) qu'on lui a fait à vif ! «Quand je suis entrée dans la salle pour accoucher, une femme subissait un curetage, une autre hurlait, il y avait du sang par terre, les blouses blanches allaient et venaient dans l'empressement comme des automates... Ils parlaient avec une telle dureté.» Elle se demande si tous ces accouchements se font dans les normes, elle se demande s'il est normal qu'on lui ait fait une épisiotomie sans anesthésie, ou encore qu'on lui ait annoncé qu'elle ne serait pas hospitalisée durant trois jours tel que recommandé par l'OMS mais seulement quelques heures. Elle agite les bras, ferme les yeux puis se tait. Elle est épuisée. Sa maman rétorque : «Allah Ghaleb ! El Hamdoullah, ce qui compte c'est qu'elle et son bébé aillent bien !» A côté d'elle, une autre maman, son bébé dans les bras, affiche malgré l'inconfort dans lequel elle se trouve un sourire rassuré. Elle est assise au bord du lit. Elle a accouché il y a cinq heures et s'apprête à rentrer chez elle. Derrière cette apparente tranquillité, la journaliste se demande si des drames se jouent ici même, maintenant, en secret, à quelques mètres, avant d'atterrir devant des juges pour fautes médicales ? Comme il y a quatre ans, où une paire de ciseaux a été oubliée dans le ventre d'une maman après une césarienne. Comme le 18 août 2009 à l'hôpital de Bainem où c'est une compresse qui a été oubliée dans le ventre d'une jeune maman devenue stérile depuis. Ou encore comme à la clinique publique Durando, à Bab El Oued, le 25 janvier 2008, où une naissance au forceps a viré au drame, la tentative infructueuse ayant entraîné une fracture de la voûte crânienne (embarrure) du bébé. Comme en fin d'année 2004, où une femme est décédée dans une clinique privée de l'Algérois (toujours ouverte) suite à une fausse couche et à un curetage raté. Ou encore comme le 3 août dernier où une autre maman a perdu son bébé après avoir passé des heures à aller d'un hôpital à un autre, faute de place. Ou encore comme le 24 juillet 2008, date à laquelle Djamila a débarqué dans ce même bloc, après un accouchement cauchemardesque, trois jours plus tôt dans une clinique privée... Jeune maman devenue stérile Quand elle a quitté M'sila, sa ville natale, il y a 8 ans pour se marier, Djamila n'aurait jamais imaginé que sa vie basculerait. Eté 2006, elle a 24 ans et vient de convoler en justes noces avec Mohamed, un Algérois qui a demandé sa main quelques mois auparavant. Un an plus tard, elle est admise au service maternité de l'hôpital de Kouba après 9 mois de grossesse. Nous sommes le 4 avril 2007, son fils vient de naître au forceps. Il décédera exactement quinze minutes plus tard. «Ils ont dit qu'il ne respirait plus», confie-t-elle. «Tout est allé vite mais j'ai tenu à le voir», précise Djamila. La jeune femme remarque deux trous sur ses tempes. Aucun doute dans son esprit : le personnel était fuyant et les trous faisaient tout de suite penser à une erreur médicale. Mais Djamila ne réagit pas. Elle rentre chez elle, vidée et silencieuse. «Autour de moi, tout le monde répétait, hadi hadjet rebbi (c'est le destin).» Un an plus tard, Djamila tombe à nouveau enceinte. «J'ai décidé de ne pas accoucher dans un hôpital, j'ai prospecté pour trouver une clinique privée. Ma gynécologue m'a conseillé une clinique à Diar Essaâda». En attendant que sa grossesse arrive à terme, Djamila est suivie par sa gynécologue dans un cabinet au centre-ville. Le 21 juillet 2008, jour J, Djamila arrive à la clinique à 15h. «On m'a fait des injections pour provoquer l'accouchement, j'en ai même eu dans le dos, avant d'entrer dans la salle d'accouchement avec un médecin et trois infirmiers », raconte-t-elle. Djamila se souvient avoir griffé l'un des infirmiers pendant le travail. «C'était une naissance au forceps, il a poussé sur mon ventre de manière violente, alors je l'ai griffé par réflexe», ajoute-t-elle. 17h15, Amel voit le jour, elle pèse 4,8 kg. «C'est un gros bébé, vous le cachiez où ? C'est ce que le médecin a dit !» Djamila a bonne mémoire. «Les heures passaient et j'étais heureuse de savoir qu'Amel allait bien. Mais je me sentais de plus en plus mal malgré les doses de Voltarène qu'on m'a administrées dans les heures qui ont suivi l'accouchement.» Vomissements, fièvre, douleurs, Djamila se plaint aux infirmiers et aux médecins de la clinique. «Personne ne me prenait au sérieux, je n'ai même pas été mise sous antibiotique.» Réveil juridique Le lendemain, 11h, Djamila paye 40 000 DA et quitte la clinique avec son mari et sa petite Amel, emmitouflée dans ses bras. Le retour à la maison est chaotique : vomissements, fièvre, douleurs insoutenables. «Mon mari m'a emmenée aux cliniques les plus proches de chez nous, à Reghaïa et Aïn Taya, mais ils ont refusé de me toucher, nous sommes donc repartis à la clinique où j'ai accouché.» En pleine nuit, aucun médecin de garde n'est disponible pour l'ausculter. L'équipe de garde lui administre du Voltarène et lui demande de revenir le lendemain à la première heure. Le 23 juillet très tôt, «c'était un jeudi», se souvient Djamila, un médecin accepte de consulter son dossier à la clinique. «Je ne peux rien faire, même si elle a accouché ici», répond d'emblée le médecin. «Je vais appeler des gens à Mustapha ou à Kouba pour qu'ils la prennent en charge, c'est ce que le médecin a dit à ma mère, il a refusé de m'ausculter, j'ai attendu dans la salle d'attente !» raconte-t-elle. Très vite, Djamila, qui se plaint encore de douleurs, est emmenée à l'hôpital de Kouba où les médecins qui la reçoivent sont choqués par son état. «On m'a envoyée à l'hôpital de Zemerli pour faire des scanners et je suis revenue au service de gynécologie de Kouba.» Djamila est opérée en urgence, elle passera 15 jours en service de réanimation. Surinfection et hémorragie interne. Les médecins ont procédé à l'ablation de son appareil génital. A 25 ans, Djamila devient stérile. Les médecins qui la prennent en charge à Kouba la soutiennent et attestent de l'erreur médicale. Djamila décide de déposer plainte, mais le pire commence à peine. Quelques mois plus tard, Mohamed son mari insiste pour prendre une seconde épouse. «Amel n'avait même pas un an. Il était obsédé par ma stérilité.» Djamila refuse mais se sent de plus en plus vulnérable. «J'ai accepté au bout d'une année de signer parce que j'avais peur qu'il me répudie.» Un an plus tard, Djamila a 28 ans et sa fille Amel 3 ans, déclare un diabète. «C'était le 14 février 2012, j'ai vu sa nouvelle fiancée, j'ai pris sur moi, j'ai signé.» Djamila a le sens du détail. C'est que sa vie semble s'être arrêtée à cette histoire. Finalement, son mari a fini par la répudier en 2014 et sa plainte pour faute médicale n'a toujours pas été jugée. En attendant, la clinique dans laquelle elle a accouché est toujours ouverte. Comme pour beaucoup d'autres affaires de fautes médicales, les procédures s'étalent notamment parce qu'il n'est pas toujours aisé d'obtenir son dossier médical. Jour après jour, pendant que les procès pour fautes médicales se perdent dans les méandres bureaucratiques, d'autres drames se nouent probablement. Puisque les tribunaux s'habituent à peine à ce réveil juridique. Une toute autre histoire..