Le soleil se couche sur la baie d'Alger. Une voix familière, mais devenue rare, affirme qu'il «est le peuple algérien» à lui seul. Puis, à mesure que la caméra s'engouffre dans les ruelles de la capitale, l'on entend des bribes de journaux télévisés. Le favori de cette élection est le président sortant, Abdelaziz Bouteflika, 77 ans, grandement diminué depuis son AVC. Pourtant, il brigue un 4e mandat à la magistrature suprême, et entend ainsi présider à la destinée d'un pays qui détient, rappelle-t-on, des milliards de dollars de réserves de change, mais dont les seuls bénéficiaires sont certains comptes en banque suisses. Le contexte du film Contre-pouvoirs du réalisateur Malek Bensmaïl est posé ; la campagne électorale pour la présidentielle d'avril 2014 dernier, qui a parfois frôlé le surréalisme et le tragi-comique à d'autres moments. C'est une foule aussi curieuse qu'attentive à ce pays «fermé» qu'est devenu l'Algérie, qui a assisté, mardi, à la projection en avant-première mondiale de ce film de 97 minutes, à la 68e édition du Festival international du film de Locarno, en Suisse. «Il est un grand narrateur d'un pays, dont le regard se pose sur le présent mais aussi sur la mémoire», rappelle le directeur artistique du festival, Carlo Chatrian, en présentation d'avant-projection. Si le réalisateur de La Chine est encore loin ou de Algérie(s) se définit lui-même comme un «questionneur quasi-obsessionnel de la complexité de la société», c'est, dans ce film, sur la liberté d'expression et la pensée journalistique qu'il se penche, pour tenter de mettre en lumière le concept de «contre-pouvoir», à la fois comme enjeu de liberté et de démocratie. Et c'est au sein de la rédaction d'un journal, El Watan, connu pour ses prises de position opposées au discours officiel, que le réalisateur a choisi de poser sa caméra. Durant les six semaines qu'a duré le tournage, il a ainsi pu rendre compte de la réflexion permanente qui agite une rédaction, des débats, des questionnements, des doutes, et du processus, tant matériel qu'intellectuel, qui conduit à la production quotidienne d'un journal. Avec, pour trame, un événement politique majeur, l'élection pour un 4e mandat d'Abdelaziz Bouteflika, et ce, sur fond d'indignation, d'inquiétudes et de remous populaires, d'émeutes à Béjaïa et à Ghardaïa, de manifestations du mouvement «Barakat !», et de soupçons de fraudes. «Une élection est le meilleure prisme pour attester de l'état d'une société, pour faire remonter les meilleurs débats et l'ensemble des problèmes de cette société. J'ai préféré avoir une unité de lieu, qui est l'ancien siège du journal, sis à la maison de la presse. J'ai aussi pu jouir d'un espace de filmage libre, où j'ai pu capter la manière dont un journaliste travaille, malgré la confusion et la complexité des choses. En résulte un film qui donne à voir, justement, l'évolution de la réflexion», analyse M. Bensmaïl lors du débat qui a suivi la projection de Contre-pouvoirs. L'individualisation par le gros plan La problématique majeure dans les sociétés arabes demeure la problématique de la pensée, car tout est ramené au collectif, sans individualisation. C'est d'ailleurs pour marquer cette individualisation que la caméra de Bensmaïl s'arrête si souvent en gros plan sur les visages de ses personnages. «Les lieux sont austères, avec des murs qui n'en finissent pas. Il me fallait passer par l'humain et par le gros plan, et ce, pour les faire sortir du groupe, les individualiser. Cela est mon cinéma, celui qui me plaît», commente le réalisateur. Et, au fil des minutes et du déroulement de la campagne électorale et du scrutin, l'on découvre des visages graves, et qui n'en finissent pas de s'assombrir à mesure que le dénouement de cette réélection annoncée s'approche. Puis, la tension fait place au désarroi, au silence, à l'abasourdissement et au désespoir lors de la proclamation des résultats «brejnéviens». «Nous ne croyions pas tellement à un échec de Bouteflika. Il n'en demeure pas moins que de vivre cela fait mal», insiste Omar Belhouchet, Directeur de la publication d'El Watan, au cours du débat. Dans le film, une fois le coup de massue chiffré passé, ce sont les mots, mais aussi l'humour qui reprennent le dessus, tels des baumes sur des «cœurs ulcérés». Si une chose semble d'ailleurs avoir marqué l'assistance, c'est ce dialogue permanent entre journalistes ou responsables, entre correcteurs et responsables techniques, ou encore entre caricaturistes et chefs d'édition, ces échanges ininterrompus et cette confrontation d'idées. Ce qui est, selon M. Bensmaïl, un aspect très important du film et de la vie de la rédaction. «C'est vivre sa démocratie entre quatre murs, à défaut de la vivre dans la société. Car, au-delà de la langue, il y a une liberté des mots, une liberté de ton, ce qui est un acquis indéniable», ajoute-t-il. Notamment les nombreuses joutes verbales que tiennent, à divers moments du film, deux journalistes aux convictions diamétralement opposées, et qui semblent avoir du mal à mettre un terme à leurs échanges, aussi vifs qu'amicaux. «Car c'est aussi cela une rédaction, la cohabitation de diverses personnalités et appartenances. Ce qui reflète parfaitement la composition sociétale et sa complexité dans ses divers courants idéologiques ou politiques, et qui arrivent toutefois à vivre ensemble et à dialoguer», explique le réalisateur. «Ce film vient souligner que ce pays ne se résume pas uniquement au terrorisme et au pouvoir autoritaire. Il est aussi et surtout composé d'hommes et de femmes qui se battent au quotidien», se réjouit le directeur du journal. Un journal est une démocratie qui se construit chaque jour Mais El Watan est-il donc un contre-pouvoir ? A cette question, M. Belhouchet sourit. «Nous cherchons seulement à exister. Etre un contre-pouvoir ou un pouvoir est un luxe dans notre situation», affirme-t-il simplement, en évoquant les nombreux problèmes et difficultés rencontrés quotidiennement par le journal, que cela soit en termes d'accès à l'information, ou encore en termes financiers. «Pour que nous puissions aujourd'hui dire ce que nous voulons, nous avons dû investir dans la collecte de publicité, dans la distribution ainsi que dans l'impression, et ce, pour nous permettre d'être indépendants des rouages classiques étatiques et tenter d'échapper à leur diktat», relate-t-il. «Un journal de résistance me semble plus approprié», résume-t-il. Et si le film est entrecoupé d'images de la construction du nouveau siège d'El Watan, c'est que le cinéaste estime que ces nouveaux locaux, qui ont mis tant d'années à être réalisés, sont le synonyme pour le journal de son indépendance, d'une plus grande autonomie. Troublante analogie que ces images, qui viennent rappeler qu'un journal se construit jour après jour, ligne après ligne. Mais aussi que la liberté d'expression, tout comme la démocratie, «qui peine à naître, mais se construit, malgré tout, jour après jour».