Il y a 27 ans, le pays était ébranlé par les événements du 5 Octobre. Quelle évaluation faire des tentatives de réformes économiques et politiques entreprises depuis et jusqu'à ce jour ? Votre allusion aux conséquences de la crise de 1986, la grande déferlante populaire — et représailles — le 5 Octobre 1988 se justifie, hélas. Je crains un sérieux risque que le même -ou pire- scénario se reproduise, tant on a surfé sur le regain progressif des prix du pétrole, culminant à plus de 100 dollars le baril. Avec une rente d'hydrocarbures aux sommets aussi inespérés, il est simple de continuer à «faire l'autruche», comptant sur une stabilité infinie de ces gains. C'est-à-dire continuer le facile «pomper-vendre-acheter à l'étranger». Pour ce qui est des «réformes» dont vous parlez, je suis désolé, mais je n'ai vu que des «effets d'annonce» et des bradages (plus ou moins légaux, sinon obscurs) de fleurons de ce qu'était le tissu d'entreprises (sociétés) nationales à des intérêts privés, dont certains figurent parmi les plus opulents d'Afrique. Lequel bradage a été plus suivi de méga-enrichissements personnels et de méga-scandales que de bonnes nouvelles pour le peuple : nous battons des records en coûts/délais/malfaçons… du kilomètre de métro, de tramway, d'autoroute, de logements… Pour avoir de sérieuses «réformes», il faut un sérieux «pilote» avec de clairs objectifs, un projet de société, des plans nationaux-nationalistes… (cf. exemples de la Corée du Sud sous le gouvernement Park, la Malaisie sous Mahathir…). «Pilote» qui se dénomme «Etat de droit» et corps constitués légitimes, issus du suffrage populaire, forts, transparents, intègres, capables de canaliser et intégrer l'énorme pieuvre -oligarques/informel- qui brasse une bonne proportion du PIB du pays… Sinon, nous risquons une déflagration des rues mais aussi une fuite massive de capitaux qui aggravera le glissement, qui peut devenir vite exponentiel, des déficits (du budget, trésor, paiements extérieures). - On a ce sentiment s'agissant des choix économiques que les gouvernements tâtonnent : économie de marché, socialisme, populisme, protectionnisme, etc. Comment expliquer ces tergiversations ? On aura beau annoncer toutes les réformes et «choix économiques» qu'on voudra, tant qu'on n'aura pas opéré «la mère de toutes les réformes», celle qui consiste à faire le ménage et instituer tout en haut de la pyramide de nos institutions légitimité et transparence dignes de ce nom, ce ne sera que de la poudre aux yeux, corruption, détournements et politiques d'intérêts de clans, de familles et de personnes. Voilà pourquoi on ne peut en effet que «tâtonner» au gré des mouvances du pendule des échanges de captages de la rente pétrolière. Vous avez raison et je l'ai dit à maintes reprises, nos gouvernants naviguent à vue depuis la fin de l'ère Boumediène, ère à laquelle il y avait — il valait ce qu'il valait mais il avait le mérite d'exister — un projet affiché pour l'économie-société algérienne. Depuis, comme l'ont affirmé d'autres dans vos colonnes, et comme je l'écrivais dès 1985 dans «Algérie entre l'exil et la curée», cela n'a été que démantèlement de ce que l'ère en question a édifié, au nom de dogmes du genre «laisser-faire», «libre marché», «privatisation», «mondialisation», «ouverture économique»… Slogans creux qui ont servi à masquer les reculs imposés au citoyen moyen, depuis la santé jusqu'au niveau de vie, en passant par l'éducation, le transport. En fait et en un mot comme en mille, les tenants «traditionnels» du pouvoir militaro-politique-économique se sont servis de ces slogans «d'ouverture-modernisation» pour s'adjoindre-coopter une façade de légitimité dite «secteur privé». «Façade» qui compte aujourd'hui environ 5000 millionnaires (fraction de 1% de la population !) qui pèsent des dizaines (centaines ?) de milliards de dollars. Les «tergiversations» dont vous parlez s'expliquent ainsi : trouver, au nom de ces différents «slogans», notamment du «laisser-faire-libre marché», des façons de sortir au grand jour ce qui était jusque-là peu ou prou clandestin. - Beaucoup d'économistes, d'observateurs et d'anciens responsables politiques prédisent le pire dans cette conjoncture de flottement politique et de crise économique. Comment appréciez-vous la situation actuelle ? Il convient de l'apprécier à plusieurs niveaux interreliés. Premièrement, à l'échelle mondiale : nous en sommes — idéologie mondialiste-néolibérale oblige — à épuiser les ressources plus vite que notre terre ne les donne, tout en creusant les gouffres des inégalités, tuant dans l'œuf «rattrapage» et «développement durable». Ainsi, en 2015, on a consommé (Earth Overshoot Day) en huit mois ce que la terre donne en 12 (le 13 août 2015, par comparaison : en 2003 c'était le 22 septembre, en 1993 le 21 octobre…). A ce rythme, il nous faudrait une deuxième terre dès 2050 ! Si l'Afrique devait vivre au même niveau que le Canada (a fortiori USA !), il faudrait immédiatement deux planètes. Deuxièmement, au niveau régional : ne pas négliger ce qui se passe à nos frontières (conséquences directes de ce qui est dit ci-dessus), ainsi qu'en Europe encore enlisée dans la crise de 2008. Troisièmement, au niveau national : les effets de la dégringolade de la rente pétrolière se conjuguent à ceux de la dévaluation du dinar, de la chute du pouvoir d'achat… mais surtout à l'endémique incurie de ce que je dénomme «système Algérie», lié à ce que je développe plus haut au sujet des institutions, de leur illégitimité, leur opacité, leurs jeux de népotismes-cooptations-captages de la rente nationale… Ceci étant établi, je ne peux que craindre le pire tant la pente à remonter est raide et haute : il ne s'agit pas juste de sortir d'une crise conjoncturelle, il faut également que notre système étatique-économique «se révolutionne» lui-même d'urgence. Mon appréciation de la situation est donc tout à fait pessimiste, puisqu'on ne voit aucun signe de véritable volonté de sortir des véritables sources premières de cette crise : néolibéralisme et «système Algérie». - La rente pétrolière serait source de notre inaction économique. Pour une sortie de crise, vous préconisez d'être «hors politiques d'austérité». Pouvez-vous expliquer le pourquoi de cette position ? C'est «l'usage» de la rente pétrolière qui est le problème ! Des décennies d'achat de paix sociale-salariat public pléthorique, subventions, captage de rente entre politiques et oligarques, importations de tout… Tirant les conséquences de cela et de ce qui précède, il faut avant tout lancer la refonte du «système Algérie» (processus vers la IIe République par exemple) tout en changeant de paradigme économique. Rompre avec le néolibéralisme et méditer les modèles scandinaves ou malais (minuscule pays classé développé, avec un PIB plus de 3 fois le nôtre). Cesser la facilité de toujours faire subir les sacrifices aux plus vulnérables, par l'austérité (même Davos et le FMI en dénoncent la nocivité). Il est urgent d'aller chercher l'argent là où on sait qu'il est -avec un réseau bancaire mis à la hauteur des défis en jeu-, de cesser de confondre abaissements drastiques des dépenses avec hausses des revenus, et enrichissement infini des riches avec santé économique ou bien-être général. Il y a des équilibres d'airain à respecter et des cercles vicieux mortifères à éviter. D'abord une bonne économie en est une où il y a constant équilibre entre revenu global, demande globale et offre globale ; l'élargissement du salariat — source irremplaçable de consommation-épargne — investissement, n'est donc surtout pas à traiter comme «coût» ou «frein à la compétitivité». Ensuite la dangereuse combinaison baisse des salaires — hausse du chômage — la contraction des investissements est le chemin direct vers la déflation, cercles vicieux en «boule de neige» : baisse de la demande, baisse des prix, baisse des investissements, attente de plus de baisse des prix, moins de demande, etc. Par ailleurs, les Nobel Krugman, Stiglitz… et le grand Keynes mettent en garde contre un phénomène dénommé «trappe à liquidités» : même si l'on injecte des masses de liquidités dans le système («expansion monétaire» : un peu ce que s'apprête à faire la BA avec les autres banques chez nous, et ce, qu'ont fait, avec le «succès» qu'on connaît, les Occidentaux depuis 2008) il se fait que, à cause des mesures d'austérité et leurs conséquences vues ci-dessus, les citoyens rechignent à emprunter, les banques préfèrent consolider leur capitalisation plutôt que prêter, les consommateurs attendent des prix plus bas, les entreprises renâclent à embaucher ou investir du fait de la demande en chute… toutes ces liquidités finissent en cul-de-sac ! Je suggère donc la mise sur pied, pour mieux penser une sortie de crise «autre» et incarner le vital besoin de confiance du peuple, d'un institut de planification de salut national composé d'«experts» au-dessus de tout soupçon, nationaux et de la diaspora, libéraux et néolibéraux, sans attache ni intérêt avec aucune composante de notre système privé ou public.