Je vais aller faire un petit tour au Souk El Fellah, sait on jamais…» est une phrase que l'on entendait souvent du temps inoubliable des pénuries de produits commerciaux dans les années 70. Nées du temps des réformes initiées par le président Boumediene, la création des Aswak El Fellah (drôle d'appellation populiste) répondait à la nécessité de générer un grand circuit de distribution à travers le pays (2500 unités) pour, estimait son promoteur, booster la production nationale, agricole en particulier, dans le sillage de la Révolution agraire lancée en 1971. L'érection de telles structures n'était pas très coûteuses (un hangar et un bloc administratif) et venait en complément des anciennes structures commerciales héritées de la période coloniale (Monoprix, Prisunic, etc. au niveau des centres urbains) et que Ben Bella, le premier président de la République, avait tenté de transformer en «Magasins pilotes socialistes» (MPS) au début des années 60 afin de coller (déjà) à l'idéologie populiste, à l'instar des pays du bloc de l'Est européen. Un échec lamentable. Ces établissements seront finalement regroupés sous l'appellation de «Galeries algériennes», avec évidemment l'Etat comme unique propriétaire. Cette forme de grande distribution devait inciter à promouvoir la production nationale en lui offrant des débouchés de masse et agir sur les prix afin de protéger le pouvoir d'achat des consommateurs. L'Etat agissait ainsi sur le contrôle des prix des produits commercialisables en maintenant un monopole constant sur la production nationale et le commerce extérieur. Les structures monopolistiques allaient fleurir : office national de commercialisation (Onaco), office des céréales (OAIC), office des fruits et légumes (OFLA), etc. Et idem pour les autres secteurs d'activité. Le monopole sur la distribution des fruits et légumes en particulier allait créer un dysfonctionnement de la production agricole. Les fellahs, regroupés en coopérative, ne pouvaient remettre leurs produits qu'à la coopérative agricole des services (CAPCS), des entrepôts qui régulaient le dirigisme productiviste exercé sur les domaines autogérés. La CAPCS confiait ces produits à l'OFLA, qui se chargeait de les distribuer uniquement à l'intérieur de son espace d'influence, c'est-à-dire la wilaya. La production ne pouvait donc être proposée en dehors de la limite départementale. Une absurdité qui allait générer une baisse drastique de la production agricole et créer une longue situation de pénuries. Les nouvelles générations d'Algériens pour qui aujourd'hui tout est acquis ne savent peut-être pas que leurs parents passaient des heures et des heures dans les Aswak El Fellah, patientant dans des files d'attente interminables en vue d'acquérir un hypothétique produit de consommation. Chaines interminables pour des œufs importés L'anarchie régnait en maître des lieux quand les produits étaient proposés à la vente. Une tension vive qui se terminait souvent par des accrochages verbaux, si ce n'est plus… Il m'est resté cette anecdote à l'esprit : constatant qu'une chaîne se formait, je m'étais mis derrière une dizaine de devanciers face à un étal vide d'un Souk El Fellah de la région d'Alger vers la fin des années 70'. Je demandais à celui qui attendait juste devant moi (entre-temps, d'autres personnes s'étaient installées dans la chaîne derrière moi) pour quelle raison il était là. Il m'a répondu qu'il ne savait pas ce qu'on allait proposer à la vente. «J'ai vu des gens faire la queue, j'ai fait comme eux», m'a-t-il dit. Je me suis donc proposé d'aller poser la question au premier de la file. Celui-ci me répondit à voix basse qu'une connaissance, un employé du Souk El Fellah, lui avait fait la confidence qu'un arrivage d'œufs importés allait être écoulé mais il ne savait pas à quelle heure. L'information est tenue secrète pour éviter une émeute. Face à la rareté du produit, l'affluence risquait en effet d'être considérable. Un caricaturiste de l'hebdomaire francophone de l'époque, Algérie Actualité, y est allé gaiement de son crayon dépeignant la définition d'un «Algérien heureux» : large sourire aux lèvres et, dans les mains, une plaquette d'œufs… Les Aswak, un moment largement déficitaires, auront recours, un temps, à ce qui a été appelé à l'époque la vente concomitante. Il s'agissait de l'écoulement d'un produit qui traîne durablement en stock par un autre très prisé. Ainsi, par exemple, pour cinq kilos de pomme de terre et deux plaquettes d'œufs on pouvait vous imposer un rabot de menuiserie, une poubelle en plastique ou un pot de chambre. Un ami m'a même dit un jour (je vous le rend comme il me l'a raconté ) qu'il a été forcé dans un Souk El Fellah, en achetant du fromage importé, à acquérir avec une petite tortue… «POUR UNE VIE MEILLEURE» La tension très vive qui régnait en ces lieux a donné naissance à des analogies verbales devenues populaires, dont la plus fameuse est celle-ci : «Tu te crois où ? Au Souk El Fellah ?» pour imager un comportement inconvenant ou une absence de civisme. Ils étaient quelques-uns à chercher davantage à avoir une connaissance, un parent ou un ami au Souk El Fellah. Les employés y trouvaient en retour leur compte. Le directeur, quant à lui, était, par les avantages que lui procurait sa fonction, une personnalité locale respectable et recherchée. Il était très sollicité par les autorités civiles et sécuritaires locales. Dès qu'il y avait un arrivage de produits en situation de raréfaction (viandes subventionnées, agroalimentaire, articles électriques et électroniques, jeux et jouets, etc.), le directeur prenait son téléphone, en informait et en proposait à certaines personnalités. Le petit peuple attendra… A la mort de Boumediene, et dès l'avènement du président Chadli, ce dernier prendra une série de mesures populaires et populistes en vue d'atténuer les tensions sociales. Suppression de l'autorisation de sortie du territoire pour les Algériens, augmentation de l'allocation touristique, et lancement d'un programme anti-pénurie (le PAP auquel nous devrons une ardoise salée lors de la chute drastique du prix du pétrole en 1986). Le PAP, sous l'égide du slogan chadliste «Pour une vie meilleure», écrira pendant quelques années la plus belle page de l'histoire de la grande distribution en Algérie. Tout y était, des TV couleur aux bananes, de la morue salée aux moteurs de bateaux, de l'outillage aux appareils électriques et électroniques. Les Aswak prenaient une nouvelle dimension. Le clientélisme aussi. Les pontes et leur progéniture étaient évidemment servis en premier, et ça le commun des Algériens ne l'ignorait pas. En 1986 et en 1987, avec la grave crise économique et financière, les mesures populistes prises par Chadli s'estompaient. Le Souk El Fellah se remit à gérer les pénuries et les Algériens, après la frénésie de consommation du PAP ont eu du mal à se remettre aux files d'attente sans fin pour l'acquisition d'un hypothétique produit de consommation. Ils ont ressenti douloureusement cette frustration. Après une parenthèse de quelques années, l'humiliation reprenait son cours normal. Jusqu'à un certain 5 octobre 1988… Les jeunes en colère s'attaqueront à tout ce qui symbolise l'Etat et le pouvoir. Ce jour-là et les jours suivants, d'innombrables Aswak seront la proie des flammes et du pillage. En 1995, l'Etat lève son monopole sur le commerce intérieur et extérieur. Des entreprises publiques commerciales sont privatisées ou dissoutes. Les Aswak et galeries algériennes ne font pas exception à la règle. La quasi-totalité de ces grandes surfaces (entre 2000 et 2500, estime-t-on) passent du domaine de l'Etat à la propriété privée. Nombre d'entre elles, aux mains de prédateurs, sont détournées de leur vocation (bureaux, micro-entreprises, aires de stationnement, unités de production ou de transformation, etc.). La grande et généreuse idée de départ a rendu l'âme de façon lamentable. Les Aswak ont-ils rendu services aux Algériens ? Les avis seront évidemment partagés entre les citoyens nostalgiques de cette structure commerciale et ceux qui pensent qu'elle a servi a entretenir la pénurie pour que l'Algérien ne s'occupe pas de politique, toujours affairé qu'il était à courir derrière l'acquisition de quelque chose… Les tenants du pouvoir de ces deux époques se gausseront à rabaisser l'Algérien au rang de «tube digestif».