L'expertise de l'Algérie peut-elle servir à mieux appréhender un terrorisme de plus en plus planétaire et mondialisé ? Possible, même si la notion d'«école» algérienne exemplaire de lutte antiterroriste reste relative. Décryptage. «François Hollande a dit que la France était en guerre. Mais c'est en 1995, après les attentats de Saint-Michel, qu'elle aurait dû partir en guerre.» Cette semaine, tout le monde y est allé de son petit mot pour rappeler que la lutte contre l'islamisme armé, en Algérie, on connaît. Cet ex-général chargé de la lutte antiterroriste, contacté par El Watan Week-end, par exemple. Et avant lui, les Affaires étrangères, qui ont souligné combien l'Algérie a subi «les affres de l'entreprise funeste du terrorisme». Et même le Premier ministre, qui a salué «le peuple algérien qui, durant de longues années, a souffert de ce terrorisme barbare qu'il faut combattre jusqu'à son éradication». Côté français, Bernard Emié, l'ambassadeur de France, a assuré ne pas oublier que «nos amis algériens ont souffert eux-mêmes dans leur chair du terrorisme» pendant que l'ancien patron de la DST, Yves Bonnet, déclarait à El Watan que la France aujourd'hui se trouvait «dans une situation comparable à celle de l'Algérie dans les années 90'». Oui, l'Algérie a été le premier pays à combattre le terrorisme de masse. Si personne ne songe à contester le principe de la lutte contre l'islamisme armé, si sa connaissance des réseaux est aujourd'hui saluée, l'Algérie reste un contre-exemple sur certaines méthodes utilisées (torture, camps, etc.). Que retenir de son expérience ? 1 - Le terrorisme n'est pas un problème uniquement sécuritaire «L'Algérie est sans doute le pays qui l'a le mieux compris et en a propagé l'idée parmi les instances internationales dès le début des années 90'», explique un diplomate. Le général-major à la retraite Abdelaziz Medjahed poursuit : «De fait, la solution contre le terrorisme ne peut pas être seulement militaire. Car le terrorisme est un tout : il est psychologique, économique, culturel. On ne peut pas l'isoler.» A côté de l'implacable lutte militaire, l'Algérie a donc développé tout un discours pour «dépolitiser» et «déligitimer» le terrorisme et mobiliser la société civile (syndicats, médias, intellectuels, etc.) pour combattre les relais politiques des radicaux, tout en développant un arsenal juridique pour permettre aux islamistes armés de réintégrer la société. La réponse au terrorisme est aussi «politique», insiste un cadre proche de l'armée. «Le travail de déradicalisation se fait plus efficacement en privilégiant le dialogue. Le consensus imposé par la Concorde civile peut être critiqué. On peut dire qu'il est bon ou mauvais, mais il y a eu un véritable travail politique.» Un ancien ministre nuance toutefois le constat : «Nous n'avions pas une stratégie claire et à long terme, même si les statistiques sont là. De 35 000 islamistes armés en 1993-1994, l'Algérie a pu, en éliminant et en proposant des amnisties partielles, réduire la menace à quelques centaines d'éléments assez isolés. En fait, les autorités ont réagi vite une fois le commandement militaire et civil unis après 1992. Leur réussite, c'est plutôt d'avoir su s'adapter aux mutations des menaces et à éviter un effondrement général du pays ou sa somalisation.» 2 - Le terrorisme est l'affaire de tous L'Algérie était le seul pays à tenir un discours structuré sur la caractère transfontalier du terrorisme dès les années 90' dans les instances et les forums internationaux, car les autorités ont vu dès le départ arriver les terroristes d'Afghanistan, de Bosnie, etc. pendant que la propagande et les fonds affluaient du monde entier et que certains pays arabes abritaient même des camps d'entraînement, etc. «Un discours qui, à l'époque, n'a pas été bien entendu, regrette un ex-ministre. Les pays occidentaux s'inscrivaient dans une logique de ‘‘cantonement'', pensant que les frontières les protégeaient. Savez-vous combien d'années on a quémandé des images satellite aux Etats-Unis pour nous aider à faire face au terrorisme de masse ? Dix ans ! Il a fallu attendre l'après-11 septembre 2001. Alger comprend parfaitement que le terrorisme n'a pas de nationalité, mais il a beaucoup de passeports : du coup, le DRS a été, par exemple, le principal créateur de la CISSA, Comittee of Intelligence and Security Services of Africa ; le CISSA, un organisme unique au monde englobant l'ensemble des services secrets du continent avec une véritable plateforme de coopération et d'actions communes, même l'OTAN n'a pas réussi à monter un tel projet. C'est cela l'essence de l'école algérienne.» Encore aujourd'hui, Alger tente d'arracher un consensus international autour de la question des rançons qu'elle refuse de payer et de la définition du terrorisme. «Alger s'est toujours battue à l'ONU pour une définition consensuelle du terrorisme, d'où devaient être exclus les mouvements d'émancipation des peuples ou les résistants (Hamas, Hezbollah, etc.), souligne un cadre des Affaires étrangères. Notre pays lutte depuis trop longtemps aussi pour reconnaître que le terrorisme n'est pas seulement un phénomène politico-sécuritaire, mais une violence avec des racines socio-économiques, souvent symboliques (l'arme des “démunis”).» Un ancien ministre estime qu'il est tout de même exagéré de parler d'«école». «On ne peut parler de stratégie ou d'école algérienne malgré le savoir-faire ponctuel des hommes en charge de la lutte anti-terroriste. Cette réputation d'expertise que nos partenaires nous attribuent, l'Algérie la doit à sa capacité à analyser le phénomène terroriste en synthétisant aussi bien les données des services que ses propres principes idéologiques nationaux.» 3 - Il faut un consensus social fort «Dans les années 90', ce qui a sauvé l'Algérie, c'est la solidité de son front intérieur. Quand les islamistes fermaient les écoles, les enseignants et les parents d'élèves bravaient les interdits, rappelle Abdelaziz Medjahed. La société doit intégrer l'idée que les terroristes sont les ennemis de tout le monde, pas seulement des services de sécurité.» L'élément le plus important était «l'adhésion des citoyens, leur confiance en un Etat qui est là pour les protéger», raconte un ancien haut gradé, chargé de la lutte antiterroriste. En 1995, dans une petite ville où les terroristes du GIA s'approvisionnaient directement chez les habitants, le militaire raconte «avoir réuni une centaine de jeunes dans la caserne pour leur dire que je comptais tous leur refaire leur carte d'identité confisquée par le GIA. Ils n'osaient pas aller au commissariat pour faire une déclaration de perte par peur de représailles du GIA. Cela les a étonnés que l'armée s'occupe d'eux. Mais certains m'ont répondu : ‘‘Et quand vous allez repartir, on va être une nouvelle fois livrés aux terroristes''. Je leur ai dit que je ne partirai pas tant que le GIA est là, et c'est ce que j'ai fait. Les jeunes m'ont même demandé ensuite des armes. Les groupes armés, coupés de l'approvisionnement et désarçonnés par les embuscades et l'installation d'une section à long terme, ont été éliminés complètement au bout de quatre mois.» Même chose dans les centres urbains où l'adhésion de la population à la lutte contre les groupes armées qui les ciblaient a «changé la donne en quelques mois seulement». Un bémol toutefois : le consensus social ne s'est pas accompagné d'un consensus politique et est resté trop conjoncturel. Pour rappel, même Abdelaziz Bouteflika a qualifié l'interruption des élections en 1992 de «violence». Un cadre de l'Etat prend l'exemple de Madani Mezrag, l'ancien chef de l'Armée islamique du Salut, dont le retour en politique est souvent interprété comme une victoire idéologique de l'islamisme. «Mais il existe un consensus social fort sur le refus de voir les terroristes prendre la parole. Par exemple, un ex-terroriste du GIA ne pourrait pas faire publiquement des prêches dans une mosquée, les gens s'y opposeront. Mais il est vrai que jusqu'à présent, nous n'avons pas réussi à trouver un consensus politique sur cette question. Le pouvoir et ses alliés accusent le seul FIS de la catastrophe, alors que d'autres segments de l'opinion chargent les deux, pouvoir et islamistes.» 4 – CHANGER LA CONSTITUTION SOUS LE COUP DE L'EMOTION EST DANGEREUX Alors que le projet de loi prolongeant l'état d'urgence pour trois mois – avant la révision annoncée de la Constitution-– a été adopté jeudi par l'Assemblée nationale française, le juriste Mouloud Boumghar s'inquiète : «Cette révision de la Constitution, dans un contexte troublé du point de vue sécuritaire et sous le coup de l'émotion, risque de provoquer une surenchère de la droite et de l'extrême-droite. En particulier de cette dernière qui lie explicitement la question du terrorisme à celle de l'immigration, surtout au moment où elle risque de remporter trois régions aux prochaines élections régionales. De manière générale, ce n'est pas une bonne chose pour la production de normes constitutionnelles en démocratie.» Tout en soulignant que si la situation des deux pays n'est pas comparable (le contexte politique, l'ampleur du terrorisme, ses relais dans la vie politique locale et la nature des régimes politiques qui lui font face), le juriste précise : «les Etats-Unis ont montré que la démocratie n'est pas une garantie suffisante contre la logique du tout sécuritaire, surtout lorsque le terrorisme est assimilé à la figure du minoritaire ou de l'étranger. Quant à savoir si l'Algérie peut servir d'exemple ? Autant le DRS a acquis une réelle expérience dans la connaissance des réseaux terroristes autant certains moyens utilisés et la militarisation de la lutte contre le terrorisme dans un cadre interne n'est pas une bonne chose. Or cette militarisation a été évoquée par certains médias en France avant même les attentats.»