Omar Gatlato est de retour. Le personnage central du célèbre film de Merzak Allouache, sorti en 1976, reprend vie sous d'autres habits et un autre univers dans Madame Courage, projeté en avant-première nationale, samedi soir, à la salle du Théâtre régional Azzedine Medjoubi de Annaba à la faveur du premier Festival du film méditerranéen, qui s'y déroule jusqu'au 9 décembre. Cette fois-ci, Omar n'est pas l'Algérois d'entre deux âges tombé amoureux d'une voix, puis d'une femme qu'il ne recontrera pas. Omar de Madame courage (Adlane Djemil) est un jeune délinquant habitant un bidonville de la périphérie de Mostaganem. Il vit de vols à l'arraché dans la rue. Ses cibles ? les femmes et les jeunes filles. Ses objets préférés ? Les chaînes en or et les sacs à main. Omar, maltraité par sa mère, veut croire à des instants d'amour, à un peu de tendresse, juste un peu ! Comme le Omar d'il y a quarante ans ! Les blocages sont donc les mêmes. Omar développe de doux sentiments pour Selma (Lamia Bezouaoui), une des ses victimes. Il lui rend une chaîne en or volée en la fixant du regard, pense que quelque chose bouge enfin dans sa vie morne faite de consommation de psychotropes, de violence et d'errance à bord d'une mobylette. Omar, renfermé sur lui-même, parle peu, n'a pas d'amis, passe sa journée à tourner en rond, à avaler les comprimés ou à se mettre sous le balcon de Selma dans l'attente d'un autre regard, d'un sourire, d'une possibilité d'espoir. Le jeune homme donne l'impression de n'avoir jamais connu l'amour. Sa sœur se prostitue via internet. Elle est brutalisée par un proxénète (Mohamed Takkiret). La mère, qui écoute à longueur de journée et sans se lasser des prêches religieux télévisés, est dans la complicité totale. Hypocrisie ? Mal-vivre ? Souffrances sociales ? La vie dans les bidonvilles est faite de tout cela à la fois. Omar fait semblant de n'être au courant de rien. Il veut quoi au juste ? Il ne le sait pas lui-même. Il n'achète un téléphone portable que pour prendre des photos de Selma sortant du lyçée, pas pour communiquer. Omar est devant un horizon bouché et n'a aucune énergie — peut-être aucune volonté — pour résister. Il est le bourreau et la victime de lui-même. Il bascule dans la marginalité et dans la brutalité pour se protéger de quelque chose. Comme dans Omar Gatlato, en 1976, les cités dans Madame courage sont bruyantes avec du linge étendu sur les balcons, les rues sales et encombrées, les trottoirs jonchés d'amas d'ordures, la ville traversée de cris et d'Adhan, les chiens aboient souvent et les habitants de la ville ressemblent à des pantins qui suivent un destin déjà tracé à la craie blanche à pas accélérés. Le regard de Merzak Allouache sur la société algérienne n'a pas beaucoup changé. Les barbus n'ont pas d'existence dans Madame courage, mais sont remplacés par les baltaguia qui maltraitent la famille de Omar et qui imposent leur loi et leur terreur dans la rue. Omar arrache le hidjab à Selma. C'est une constante de la théorie allouachienne. Omar est un personnage négatif, qui se dote d'un couteau, alors que Selma, qui poursuit ses études, symbolise la volonté de réussir, de s'en sortir, d'aller plus loin. La résignation est donc masculine. Un autre principe allouachien. Et, bien entendu, il y a l'absence du père. Omar a perdu son père, accidenté dans un champ pétrolier à Hassi Messaoud. Mais pourquoi une famille d'un salarié du secteur pétrolier habite-t-elle dans un bidonville ? C'est tout le drame d'un pays riche avec un peuple pauvre. Le père de Selma est malade, détaché de son monde. La critique de la faillite de l'autorité est une idée récurrente dans le cinéma algérien. Il faudra peut-être solliciter l'aide de psychologues sociaux ou d'anthropologues pour savoir pourquoi. La bande son est un outil parfaitement bien utilisé par Merzak Allouache pour soutenir son propos et suggérer la suite. Le cinéaste a fait appel à des comédiens débutants pour son film, marqué par un retour manifeste au réalisme des années 1970. Les décors sont naturels et les dialogues spontanés. La dramaturgie défile doucement à travers l'évolution de Omar dans un univers hostile et bien réel. Le regard dur de ce personnage porte la colère d'une jeunesse en quête de repères, d'espoir, de rêves. Une jeunesse qui veut simplement vivre. Le long métrage Madame courage, qui souffre de scènes répétitives, comme celle de la prise de comprimés par Omar, est une fiction mieux construite que celles des précédents films réalisés par Merzak Allouache. Le scénario est largement mieux élaboré que celui de Harragas ou de Normal. Le jeu naturel de Adlane Djemil a donné de la force au film. Casting réussi pour Merzak Allouache. Le regard du cinéaste est dur mais apaisé. Il semble avoir trouvé, après une longue période de flottement, la bonne formule, c'est-à-dire revenir à une valeur refuge, Omar Gatlato, qui reste parmi les films les plus aboutis du cinéma algérien contemporain. «Sans le vouloir, un cinéaste raconte la même histoire. On m'a reproché de tourner beaucoup de mes films dans mon quartier, Bab El Oued, à Alger. Je me suis transporté ailleurs, je suis allé à Mostaganem. Peut-être que j'ai encore en mémoire Omar Gatlato. Après ce film, j'ai raconté d'autres histoires. Mes films vont rester. Je pense que j'ai évoqué l'Algérie depuis l'indépendance avec des phases historiques précises. A chaque fois j'ai essayé de raconter ma petite histoire qui colle à cette période», a déclaré Merzak Allouache lors d'une conférence de presse qui a suivi la projection du film. Le cinéaste, qui en est à son quatorzième long métrage, se défend d'être un politique, mais assume un certain pessimisme. Un cycle débuté avec le film Harragas en 2009. «Ce pessimisme me dépasse. Et je pense que beaucoup de gens sont pessimistes en Algérie quand on voit la vie quotidienne et la situation des jeunes. Je suis également pessimiste par rapport à mon travail concernant la culture, la création, les salles de cinéma, beaucoup de choses. Quand je montre Omar venant avec des sacs de provisions à la maison, j'essaie d'exprimer ce que je vois, les prix qui augmentent, le prix de la viande, les gens qui n'arrivent pas à joindre les deux bouts», a souligné le cinéaste. Dans le film, la mère de Omar lance un youyou lorsqu'elle découvre que son fils a acheté de la viande. «Maintenant, tu es un homme !» dit-elle. Parti pour le Festival de Venise pour l'avant-première mondiale du film, Adlane Djemil n'est plus revenu. Il a pris la fuite. Comme quoi, le cinéma mène à tout ! Et le personnage cassé et amer de Madame courage est passé de l'autre côté de la barrière. Comme un homme.