Pour 72 752 familles recensées, 84 766 logements. L'équation paraît facile sur le papier, et la bataille de la débidonvillisation gagnée d'avance. Il y aurait ainsi un toit pour tout le monde. Sur le terrain, c'est une autre affaire. Déterminée à éradiquer toutes les baraques, la wilaya d'Alger ne fait pas de quartier. Résultat des courses : ceux qui ne sont pas dans la liste et qui ne sont pas repêchés après recours se retrouvent à la rue. Ils ne pourront même plus réoccuper leur ancien gourbi, les autorités étant décidées à raser les sites précaires, récupérer toutes les assiettes et y planter des projets d'utilité publique. Si bien que, dans tous les sites de recasement que nous avons visités, l'euphorie «post-rahla» a très vite cédé la place à une forme de déception, voire un mécontentement solidaire en dressant l'inventaire de ceux qui manquent à l'appel. Les joies étaient contenues, pudiques, quand elles ne se transformaient pas carrément en mouvement de colère. C'est le cas à la cité des 160 Logements, à Souidania. A peine avons-nous mis les pieds dans cette nouvelle cité, une foule nous a entourés avec un seul nom à la bouche : Salaheddine. «Nous sommes tous Salaheddine», clamaient-ils presque dans un élan empathique. Référence à Salaheddine Larbah, un de leurs voisins à Haouch Kaïti, site d'habitat précaire situé à Staouéli. On comprendra très vite que Salaheddine n'a pas eu sa place dans le «bateau» de la «rahla». Pour eux, c'est comme laisser un frère en mer, livré à la furie des flots quand tout le monde a pu embarquer. Pour faire court, Salaheddine Larbah, 22 ans, ouvrier en bâtiment, marié et père d'un enfant de 3 ans, n'a pas bénéficié d'un logement après la démolition de sa baraque à Kaïti. Nous l'avons rencontré, et le moins que l'on puisse dire est que sa situation est des plus déplorables. Il en est réduit à végéter dans un local commercial désaffecté, un trou insalubre aux murs gris, couleur ciment, sans électricité, sans eau, sans toilettes, ni la moindre commodité, n'ayant pour tout confort qu'un lit de camp et une couverture élimée. Le local en question est niché dans l'un des bâtiments de la cité des 160 Logements. Pour y accéder, on traverse un vestibule nauséabond puant l'urine. En face, un local vacant est transformé en décharge clandestine. Bref, des conditions de vie inhumaines. «Je ne vais quand même pas habiter dans la cuisine» Le calvaire de Salaheddine a commencé le jour de l'évacuation des baraques de Haï Kaïti en octobre 2014. «Ce jour-là, les forces de l'ordre ont envahi le site avec hargne. Ils étaient décidés à chasser tout le monde. J'ai été tabassé à mort, mais j'ai résisté et ma baraque a été épargnée. Trois mois plus tard, à 8h du matin, ils sont revenus à la charge et m'ont chassé avec sauvagerie. Ma baraque a été rasée. Maintenant, il reste juste une petite tente là-bas où j'ai accroché un drapeau. J'y ai laissé toutes mes affaires», raconte Salaheddine. A l'appui, le jeune homme nous montre des cicatrices tatouées sur son corps frêle : une bosse sur le front, une entaille profonde sur le bras gauche, mal suturée, séquelles d'une bastonnade féroce. «Ma femme a fait deux fausses couches suite à ces violences», affirme Salaheddine. Malgré cela, il ne compte pas baisser les bras. Sa revendication ? Un logement individuel où il pourrait retrouver sa petite famille déchirée. «Depuis l'évacuation du bidonville, je suis coupé de ma famille. Ma femme est chez ses parents à Chéraga avec mon fils. Mon enfant me manque terriblement. Je ne le vois qu'occasionnellement. Je ne peux pas les ramener vivre avec moi dans ces conditions.» Selon Salaheddine, il ne fait aucun doute que son nom figurait sur la liste des relogés : «Je suis marié depuis 2011, j'ai un enfant, j'avais une baraque indépendante. Il n'y a pas de raison à ce que je ne bénéficie pas d'un logement séparé comme tout le monde. Je suis convaincu que mon logement a été détourné !» martèle-t-il. Dans la logique des autorités, Salaheddine devait emménager dans l'appartement qui a été affecté au nom de sa mère, elle-même ex-pensionnaire du bidonville Kaïti. Sauf que le logement en question, un petit F3, ne pouvait suffire pour contenir la nombreuse fratrie des Larbah. «J'ai un frère marié, avec femme et enfants, qui occupe une pièce ; ma mère occupe l'autre pièce avec ma sœur. Reste le salon que se partagent mon autre frère qui a 24 ans et ma sœur de 29 ans. Déjà qu'un garçon dorme avec sa sœur, ça ne se fait pas, îb. Ne reste finalement que la cuisine. Je ne vais quand même pas habiter dans la cuisine avec ma femme et mon fils !» proteste Salaheddine. «On n'a jamais demandé à partir» Lakhdar, un de ses voisins, n'y va pas par quatre chemins : «Salahedine a 22 ans, ils ont vu qu'il était jeune, alors hagrouh. Ils ont détourné le logement qui lui était destiné. On sait de source sûre qu'il était sur la liste, et son logement a été détourné purement et simplement. Karitha !» Et de faire remarquer : «Salaheddine vivait avec sa femme et son fils dans sa propre baraque. Pourquoi le mettre avec sa mère sachant que c'est un ménage à part ?» Lakhdar renchérit : «A la limite, il est plus prioritaire que moi. Moi, je suis originaire d'El Attaf (wilaya de Aïn Defla, ndlr). Nous sommes tous des Algériens, mais je vous le dis honnêtement, je suis un nouveau débarqué à Kaïti et j'ai bénéficié d'un logement. Lui, il est né à El Harrach, il a droit à un logement plus que nous tous, ne serait-ce que pour son fils. Ça fait des mois qu'il ne l'a pas vu. Il ne fait que regarder ses photos sur son téléphone portable et pleurer.» Image saisissante : du local où crèche Salaheddine, il y a un vasistas qui donne sur le bâtiment d'en face. Salaheddine s'exclame : «Vous voyez cette fenêtre ? C'est là-bas qu'habite ma mère. Depuis que je suis dans cet état, elle souffre le martyre. Elle n'a pas vu un seul jour heureux depuis qu'on est arrivés dans cette cité. Elle n'a plus d'appétit. Elle ne dort pas la nuit. Y a-t-il une seule mère au monde qui va jeter son fils à la rue ? Elle me dit : viens dormir près de moi, ramène ta femme et ton fils, on va se serrer. Mais ce n'est pas possible. Et je ne peux pas revenir dans ma baraque, ils ont rasé le site. Le maire m'a promis de m'aider, j'attends toujours.» Salaheddine s'écrie : «Nous, on n'a jamais demandé à partir. J'étais bien dans ma petite baraque. Au moins, j'avais la paix, j'avais mon fils près de moi. C'est l'Etat qui nous a chassés en disant qu'ils avaient besoin de ce terrain pour bâtir une salle de sport. Au début, ils nous ont assuré que nous serions tous relogés. Mais ils n'ont pas tenu leur promesse. Il y a deux autres familles qui sont dans la même situation que moi. On ne met pas des familles à la rue pour construire une salle de sport. Ce n'est pas juste !» Un malheur n'arrivant jamais seul, le jeune père de famille est aujourd'hui au chômage. Ouvrier dans une usine de céramique à Chéraga où il a été embauché avec ses frères, ils ont tous été contraints de quitter leur travail par crainte de choper la silicose ou quelque autre maladie professionnelle incurable. «On travaille dans des conditions inhumaines, on respire du poison, le tout pour un salaire de misère. Et on n'est même pas assurés !» fulmine l'un de ses frères.