Le projet de révision de la Constitution révélé avant-hier par la présidence de la République n'a pas réussi à susciter «l'engouement politique» tant espéré par ses initiateurs qui l'ont présenté au départ comme une démarche «audacieuse». Après cinq années de «consultations», de conciliabules et de tapage politique, la mouture présentée par Ahmed Ouyahia est jugée «timide» et surtout loin de jeter les bases d'un système démocratique. La constitutionnaliste Fatiha Benabbou explique, dans cette interview, comment, à travers ce texte, «le pouvoir s'agrippe à sa logique profonde d'un système de pouvoir concentré entre les mains du Président et, surtout, sa hantise de toute velléité de démembrement de la citadelle présidentielle». - Quelle est la première lecture que vous faites du projet de révision de la Constitution ? Je préfère parler d'une politique des petits pas avec une ferme volonté de contrôler toute ouverture. Certes, on ne peut nier que cette révision constitutionnelle a opéré des réaménagements importants, même si une première lecture me donne l'impression que le pouvoir s'agrippe à sa logique profonde d'un système de pouvoir concentré entre les mains du président de la République et, surtout, sa hantise de toute velléité de démembrement de la citadelle présidentielle. En témoigne l'article 87 de l'actuelle Constitution, qui reste le gardien privilégié de la forteresse imprenable. Indéniablement, le Président reste au cœur du système institutionnel et du fonctionnement des institutions. L'hypothèse d'un changement de régime n'a pas été retenue. - A la lumière des nouvelles dispositions, pensez-vous qu'elles consacrent un rééquilibrage des pouvoir (exécutif-législatif) ou bien qu'elles confirment l'hyperprésidentialisation du pouvoir ? Si on reste attentif à l'agencement constitutionnel, celui-ci continue à s'inscrire dans une continuité institutionnelle sans faute. Ce qui signifie que cette évolution reste fidèle au schéma des origines. Sans conteste, cette révision reste dans la continuité de la logique inhérente au système institutionnel algérien qui a toujours prévalu depuis l'indépendance : un chef qui incarne et dirige la nation. - Cette révision touche-t-elle aux grands équilibres institutionnels et constitutionnels de l'Etat ? Sans nul doute, les quelques concessions importantes n'ébranlent pas la conception pyramidale du pouvoir, qui conserve à son sommet un chef incontesté. L'articulation entre les différents pouvoirs continue à révéler une suprématie du président de la République sur tous les autres organes constitutionnels. Par rapport au Parlement, il y a seulement un encadrement de la législation présidentielle par ordonnance qui commence à s'effilocher, puisqu'elle se restreint sur le plan temporel et se greffe d'une condition d'urgence. Quant à l'opposition, elle bénéficie de deux avancées : une timide reconnaissance constitutionnelle et une simple possibilité de saisir le Conseil constitutionnel. Par ailleurs, l'Exécutif ne s'est pas départi de son monocéphalisme. Ce qui signifie clairement que le chef de l'Etat demeure le gouvernant effectif sans la responsabilité politique correspondante. La tutelle du Président sur le gouvernement est particulièrement visible, non seulement au niveau organique par la nomination de tout le gouvernement, Premier ministre y compris, que par la mise de fin de fonction de ce dernier, mais également au niveau du fonctionnement, grâce à la présidence du Conseil des ministres et la paternité du programme gouvernemental. Quant au gouvernement, il continue de rester un simple exécutant matériel du programme du président de la République. Par conséquent, la détermination de la politique de la nation ne peut être que du ressort de ce dernier. Vis-à-vis du pouvoir judiciaire, si le principe d'inamovibilité du juge du siège a été constitutionnalisé, ce qui signifie que les magistrats peuvent jouir effectivement d'une garantie spécifique ; néanmoins, une réserve s'impose : le Haut-Conseil de la magistrature demeure présidé par le Président. Ce qui, indéniablement, est incompatible avec les principes de séparation des pouvoirs et d'indépendance du pouvoir judiciaire. En définitive, l'objectif du rééquilibrage des pouvoirs n'a pas été atteint. Le Président reste encore omnicompétent malgré la limitation de renouvellement de son mandat. - Quel commentaire faites-vous au sujet de cet article 129 : «Le président de l'Assemblée populaire nationale, le président du Conseil de la nation, le président du Conseil constitutionnel et le Premier ministre consultés, le président de la République peut décider de la dissolution de l'Assemblée populaire nationale ou d'élections législatives anticipées» ? Arme redoutable qui permet d'achever prématurément le mandat de l'Assemblée populaire nationale, cette dissolution tend à l'exacerbation de la puissance présidentielle surtout si elle est destinée à sanctionner une APN qui s'opposerait au chef de l'Etat. Et même si ce dernier n'a pas eu besoin de recourir à la dissolution dans la pratique, la seule menace, véritable épée de Damoclès, suffit à dissuader une Assemblée frondeuse. Elle n'est pas, comme en régime parlementaire, un simple moyen de proposition du Président-arbitre au peuple souverain, appelé à trancher définitivement. Bien au contraire, né d'une conception d'un présidentialisme renforcé, ce droit de révoquer l'APN, sans condition, est destiné à renforcer la position du président de la République. Introduite pour la première fois dans la Constitution de 1976, cette dissolution — que je qualifie d'inconditionnelle — correspond le mieux à l'essence du système institutionnel algérien puisqu'il s'agit d'une technique qui ressort de la logique de «l'unité du pouvoir concentré entre les mains» du chef de l'Etat, de surcroît gouvernant effectif. Par conséquent, elle porte atteinte à l'indépendance organique de l'APN, alors que le président de la République n'est pourtant aucunement inquiété quant à son sort… Pourquoi qualifier cette dissolution de l'article 129 d'«inconditionnelle» ? En fait, cette qualification résulte du régime juridique souple, tel qu'il ressort de ladite disposition ; en l'occurrence, les consultations préalables, dont le contenu ne lie pas le président de la République, même si un délai maximal est fixé pour organiser des élections législatives. - Le projet de révision énonce l'autonomie administrative et financière du Conseil constitutionnel. Qu'en est-il de son autonomie politique ? Le nœud gordien se situe à ce niveau. Les points d'achoppement sont relatifs à son mode de nomination et à ses prérogatives. Incontestablement, l'introduction du recours préjudiciel de constitutionnalité dans l'actuelle révision aurait été une petite révolution si deux bémols n'en diminuaient pas, considérablement, la portée : d'une part, de par le mode de nomination politique de ses membres, le Conseil constitutionnel reste bridé dans la mesure où il ne peut s'émanciper de la tutelle politique ; d'autre part, l'entrée en vigueur de cette innovation majeure est reportée à trois années, c'est-à-dire qu'elle ne sera mise effectivement en œuvre qu'en 2019 (voir dispositions transitoires). Ce qui signifie qu'il faudrait patienter jusqu'à la fin du mandat présidentiel actuel ! - En s'arrogeant le pouvoir de nommer le président de la Cour suprême, celui du Conseil d'Etat et des magistrats, ne participe-t-il pas finalement à mettre en place une justice aux ordres ? Déjà, dans la loi organique n°04/11 portant statut de la magistrature, les nominations aux fonctions d'encadrement des magistrats étaient l'apanage du Président. Une bonne partie des chefs, chargés de l'encadrement, sont nommés à des postes spécifiques judiciaires directement par voie de décret présidentiel. En réalité, en ce qui concerne les fonctions judiciaires spécifiques d'encadrement, il faut distinguer deux cas : celles qui se trouvent au plus haut de la hiérarchie sont pourvues directement par décret du président de la République et celles légèrement inférieures sont, également, pourvues par décret présidentiel, mais après simple consultation du Conseil supérieur de la magistrature. Par conséquent, la présente révision ne fait qu'intégrer dans la Constitution un pouvoir présidentiel de nomination qui existait. Incontestablement, cela permet non seulement de faire peser lourdement sur ces hauts magistrats des suspicions de soumission au pouvoir exécutif, mais cela permet également ipso facto l'accroissement de la clientèle politique. Il va de soi que pour une véritable indépendance de la justice, la nomination des hauts magistrats ne doit pas relever d'un processus politique, mais requiert une procédure concertée qui fait intervenir le président de la République comme simple autorité formelle qui doit les nommer conformément à la délibération du Conseil supérieur de la magistrature.