Le tribunal a entendu hier plusieurs témoins ainsi que le représentant de Sonatrach, son directeur juridique, qui a subi un déluge de questions. Tantôt il perdait la voix, tantôt il répétait qu'il n'était pas au courant. Des réponses qui poussent le juge à le bousculer, lui disant qu'il aurait dû se préparer aux questions. Yahia Messaoud, l'ancien directeur de région, lance un pavé dans la mare en affirmant que la consultation pour le GK3 était, dès le départ, biaisée. Il accuse l'argumentation de Saipem relative au coût élevé du projet. Après avoir entendu tous les accusés poursuivis dans le cadre du procès Sonatrach 1, le tribunal criminel d'Alger a donné hier la parole à la partie civile. Le représentant de Sonatrach, M. Hadj Hamou, ex-directeur du service juridique, est contesté par les avocats. D'abord parce «qu'il n'a pas de procuration», mais aussi parce qu'il a quitté Sontrach depuis 2010. Le procureur général rappelle que le code de procédure pénale stipule qu'il doit être dûment mandaté par Sonatrach, et tout changement doit faire l'objet d'une lettre. L'avocat de Sonatrach, Me Sellini, réplique : «Hadj Hamou a été représentant légal de Sonatrach jusqu'en 2012. Il va s'exprimer sur des faits et non pas sur le volet technique.» Après délibération, le tribunal décide de libérer Hadj Hamou et de retenir Mohamed Rachid Benali, l'actuel directeur juridique, en tant que représentant de Sonatrach. Il revient sur l'organigramme de la compagnie et précise que le statut de Sonatrach donne les pleins pouvoirs au PDG, «mais en pratique, ce dernier délègue ses pouvoirs aux vice-présidents, qui supervisent les activités, chacun dans son domaine». Le juge l'interroge sur les contrats signés par Mustapha Hassani et Mustapha Cheikh. «Ont-ils la qualité pour signer», lui demande-t-il. Selon Rachid Benali, ils peuvent avoir une délégation de signature, précisant que : le service que l'ordonnateur est celui qui appose sa signature ou le maître de l'ouvrage. Le juge lui demande de revenir sur la R15. Le témoin : «C'est une procédure qui définit les règles de gestion des marchés.» Une réponse qui fait dire au magistrat : «Pourquoi une instruction d'une quarantaine d'articles, alors que le Parlement a voté une loi, qui régule les marchés publics ? N'est-il pas plus simple d'appliquer le code des marchés publics ?» Le témoin : «C'est une directive pas une loi. Elle a été rédigée article par article, mais elle aurait pu être articulée autour de quelques paragraphes. Cela ne fait pas d'elle un texte réglementaire.» Il précise que la décision d'adoption de l'une des formes de marchés revient à la direction qui lance le contrat, ou le maître de l'ouvrage. «Sonatrach n'obéit pas au code des marchés publics» Le juge : «Dans quel cas on adopte le gré à gré ?» Le témoin : «Il y a cinq cas, lorsque l'appel d'offres a été infructueux, dans le cas d'achat de pièces de rechange pour les unités de production, le cas des travaux urgents, et le cas où il y a urgence… » Le juge insiste sur la «notion d'urgence» mais le témoin n'arrive pas à trouver de réponse. Il lui rappelle les propos de certains accusés, qui justifiaient le gré à gré par l'urgence. Le témoin : «Je n'ai pas de réponse à donner.» Le président lui demande si les marchés ont été exécutés. Le témoin : «4 marchés de télésurveillance ont été exécutés et un seul, celui de la base 24 Février connaît des retards. Le lot 3 du GK3 a été achevé, et la réfection du bâtiment Ghermoul est en phase d'achèvement.» Le juge lui demande si en tant que responsable juridique, le nom de Réda Meziane, porté sur le statut de Contel, n'a pas attiré son attention. Le témoin : «Je n'étais pas au courant.» A propos de la non-publication des offres d'appel au Baosem (bulletin des avis d'appel d'offres des secteurs des mines et de l'énergie), le témoin explique que cela a été décidé pour «des raisons sécuritaires». Le juge lui fait remarquer que les accusés «n'ont pas dit cela». Le témoin : «C'est ce que j'ai entendu.» Au sujet du recrutement de Réda Meziane par Saipem, le témoin dit l'ignorer totalement. Une réponse qui provoque l'ire d'un des avocats. «Il est anormal qu'un représentant de Sonatrach vienne dire ici qu'il ignore tout.» Le juge met un terme à sa réaction, avant d'interroger le témoin sur le coût des contrats, qui répond que ces derniers «sont passés par des commissions de marchés, lesquelles ont soulevé la problématique». Le procureur général : «Y a-t-il un texte qui dit que Sonatrach n'obéit pas au code des marchés publics ?» Le témoin : «Le code des marchés de 2002 exclu, dans son article 2, les entreprises publiques économiques et commerciales. Or, Sonatrach est une entreprise publique économique. Elle finance ses contrats par ses propres fonds et non pas par ceux du Trésor public.» Un des avocats l'interroge sur le contenu de l'article de la R15. Le témoin : «Dans le cadre du développement de Sonatrach, nous imposons des clauses pour donner la primauté à la main-d'œuvre nationale lorsqu'elle est disponible.» L'avocat : «Est-ce que Contel-Funkwerk a respecté ses engagements ?» Le témoin : «Les contrats ont été exécutés à plus de 90%, à part celui de la base 24 Février dont les travaux ont été réalisés à 75 %.» Un avocat lui demande si Sonatrach «est capable d'évaluer le préjudice qu'elle aurait pu subir». Le témoin : «Nos avocats vont parler de la position de Sonatrach sur ce sujet.» Le responsable se déclare «incapable» de donner un avis sur l'étude de comparaison sur les coûts des marchés de télésurveillance. Ce qui fait réagir le juge : «Vous êtes le directeur juridique. Vous auriez dû préparer vos réponses.» Le témoin transpire. Interrogé sur le fait que Sonatrach obéit ou non au code des marchés publics, le témoin est formel : «Ce code ne s'applique pas et la R15 est un règlement interne. Nous ne sommes pas obligés de la suivre.» A la question de savoir si la prévention en matière de sécurité peut justifier une urgence, le témoin déclare : «En fonction des cas. J'ai dit que certains contrats de télésurveillance n'ont pas un caractère d'urgence.» «Le gré à gré est exceptionnel» L'avocat : «Est-ce qu'une instruction du ministre peut constituer une urgence ?» Le témoin : «Possible.» A propos du contenu de la lettre du PDG de Sonatrach faisant état d'une comparaison entre les prix de Funkwerk et ceux de Martech, le témoin explique : «Cette lettre dit qu'il faut relativiser la différence des prix en raison des performances technologiques des produits de Funkwerk par rapport à ceux de Martech.» Il reconnaît n'avoir pas demandé d'expertise des prix au juge d'instruction, en notant qu'en 2010, lorsque l'affaire a débuté, Sonatrach n'a fait que «préserver ses intérêts» en tant que partie civile. Mieux, il affirme qu'aucun contentieux avec les sociétés n'existe, exception faite avec la société Thales. Sur la R14, il déclare qu'elle a été faite en 2002 et annulée en 2004, pour être remplacée par la R15. Revenant sur la procédure de gré à gré, il précise qu'il est conditionné par l'accord du PDG, et le pouvoir de signature est délégué par ce dernier à la structure dont dépend le marché. Il explique que l'article 7 de la R15 «évoque qu'exceptionnellement, il est permis de recourir au gré à gré, à condition d'obtenir l'accord du PDG». Sur la note de Belkacem Boumedienne, vice-président de l'activité Amont définissant les conditions du gré à gré, et qui précise que les contrats doivent être étudiés par la direction juridique, il indique qu'elle «vise la direction juridique de l'activité Amont», précisant toutefois que «le vice-président a une responsabilité». Au sujet du gazoduc GK3, il révèle que ce dernier avait démarré en consultation restreinte, avant de se terminer en gré à gré. Il estime le refus du vice-président du transport par canalisation, Benamar Zenasni, de signer le contrat en raison de la cherté des prix et répond : «Sa réaction est logique. Il a remarqué que les prix étaient exagérés». Interrogé sur le préjudice qu'aurait pu susciter le contrat d'étude de la réfection du bâtiment de Ghermoul, il déclare, en lisant une lettre du PDG sur le sujet, que «Sonatrach n'aurait pas subi de préjudice financier immédiat». Pour lui, l'instruction du ministre relative à l'occupation rapide des lieux et le lancements des travaux «ne peuvent constituer une urgence ou une orientation». Certains accusés, comme Mohamed Senhadji, lance un autre avocat, disent avoir exécuté les instructions du ministre. Le témoin : «Le ministre ne s'adresse qu'au PDG. Il peut le faire avec d'autres, mais par écrit.» Pour le témoin, l'étude de comparaison faite entre les prix de CAD et ceux de la filiale GCB de Sonatrach a montré que l'offre de cette dernière était plus élevée de 43 millions de dinars par rapport à l'étude de CAD, «mais l'arrêt des travaux, à 50% de leur réalisation, a engendré un préjudice à la compagnie». Le juge appelle les témoins Messaouda Talbi, Assia Chellah, Fatma-Zohra Guerbou, Naïma Belhouari, exerçant au secrétariat de l'activité Amont. Toutes déclarent n'avoir jamais vu les enfants Meziane ni Djaafar Al Smaïl dans le bureau du vice-président Belkacem Boumedienne. Néanmoins, Naïma Belhouari précise qu'en 2004, «il y a eu une instruction pour équiper les installations d'un système de sécurité. En 2005, un groupe de travail a été installé et une réunion a été tenue en 2006 pour le programme d'action». Elle dit avoir assisté à la première présentation de Contel Funkwerk, mais «je n'ai aucune relation avec ce secteur. J'étais chargée de la sécurité de l'environnement». Mounira Nihoud, ingénieur à l'activité Amont, membre de la commission des offres commerciales, révèle : «Nous avons appris qu'au niveau du top management, une décision avait été prise pour répartir le marché en quatre lots avant l'ouverture des offres commerciales.» Le juge lui demande d'expliquer pourquoi avoir dit que le choix des entreprises n'a pas été fait sur la base du moins-disant, elle répond : «Il y a eu une instruction de la hiérarchie…» Le juge réplique : «Vous étiez comme des légumes sur le couscous. Vous n'aviez aucun avis.» Le témoin perd la voix. Mohamed Larbi Tandjaoui, un autre témoin, explique qu'à l'activité Aval d'Oran, où il exerçait, il a lancé une consultation pour des équipements de télésurveillance : «Nous avons reçu trois offres. Pelco, rachetée par Schneider, s'est retirée. Nous ne pouvions continuer la consultation avec deux sociétés seulement. La R15 l'interdit. Il y a eu une instruction écrite du vice-président Feghouli d'introduire Contel-Funkwerk, qui avait déjà obtenu des marchés. Mon prédécesseur avait écrit à la direction production de l'activité Amont pour demander des informations sur la société. La réponse est parvenue à mon époque. Il était écrit que la société avait les capacités, mais accusait des retards». «La consultation était biaisée dès le départ» Le juge lui rappelle un passage de sa déclaration lors de l'instruction. «Vous aviez déclaré que Feghouli vous a instruit d'ajouter Funkwerk, sur la base d'un courrier dans ce sens, émanant du PDG», lui dit-il. Le témoin confirme et le juge réplique : «Comment savez-vous que c'est l'instruction du PDG ?» Le témoin : «J'ai vu la lettre de Feghouli. Elle comportait un bout de papier sur lequel le PDG a écrit que Contel-Funkwerk travaille déjà avec l'Amont. Après il y a eu Snef, Cegelec, Funkwerk, Thales et Alstom qui ont été déclarées éligibles, avant que Thales ne se retire. La Snef était la moins-disante, mais elle ne pouvait prendre les deux lots en même temps. Nous avions négocié avec Funkwerk qui était en deuxième position, pour qu'il aligne ses prix avec ceux de la Snef. Il a refusé. Après j'ai quitté et j'ai su qu'en septembre 2009, le projet, très urgent, avait été annulé.» Kacem Abdeltif Bedrane, directeur de la comptabilité à l'activité commerciale, dément toute intervention d'un quelconque responsable, dans les marchés, précisant toutefois que «toutes les enveloppes dans lesquelles les factures de CAD étaient transmises portaient la mention Urgent». Nacer Mehdaoui, membre de la commission technique d'évaluation des offres à l'activité de transport par canalisation, souligne : «Notre rôle c'est ouvrir les plis.» Le juge appelle Yahia Messaoud, directeur de région, et membre de la commission technique, qui avait bénéficié d'un non-lieu, avant de devenir témoin dans le dossier lié à la réalisation du GK3. Il affirme que les pipes du lot 3 de ce projet avaient été achetés par Sonatrach. «Six sociétés avaient été déclarées éligibles, mais seules 4 ont retiré les cahiers des charges et deux ont soumissionné, Saipem et Spicama. C'était à l'époque où Chekiret était vice-président de l'activité transport par canalisation. Il a demandé une dérogation au PDG pour qu'il continue avec les deux seulement. Mais si l'on se réfère à la R14, l'appel d'offres doit être annulé. Pour moi, il a émis une fetwa, autorisée par le PDG. J'étais à la commission technique, présidée par Abdelaoui, qui avait pour tâche l'alignement technique, avant d'aller à l'offre commerciale. J'étais directeur de région, et j'ai été nommé directeur des études et du développement. Nous avons relevé une anomalie. La soumission était biaisée. J'ai refusé de signer le contrat. Nous avons avancé l'hypothèse que seule une société allait présenter l'offre commerciale. Dans ce cas-là, il faut trouver une autre fetwa. Si l'une des deux société change les clauses contractuelles, nous aurions un problème. J'ai présenté toutes ces hypothèses au vice-président Benamar Zenasni, qui venait d'être installé, tout comme moi. Nous étions en 2008, alors que le projet avait démarré en 2007.» Selon lui, l'offre commerciale de Saipem était la moins-disante. «Nous avions rédigé un rapport en disant que l'offre était élevée de 63% par rapport au marché et de 118% par rapport au budget prévu pour le projet. La comparaison a été faite par des techniciens membres de la commission. Nous avons quand même réduit de 30% notre estimation, la marge d'erreur, pour ramener le taux à 43% de hausse. Raison pour laquelle nous avons demandé une baisse de 40%, si Saipem refuse, il faut annuler et donner le marché à un groupement de sociétés nationales. M. Zenasni m'a dit qu'il ne signerait pas avec de tels montants. La décision de négocier une baisse de 25% a été prise. Je lui ai dit :‘Si vous arrivez à cette baisse, je vous suis.' Il y a eu des négociations.» Le juge : «Vous êtes déjà dans le gré à gré.» Le témoin : «Lorsque le PDG vous dit il faut négocier, qu'allez-vous faire ? Lorsque Saipem a dit qu'elle concède une baisse de 3% seulement au lieu de 25%, nous l'avons déclaré irrecevable. Mais, le plus haut responsable, qui est le ministre, vous dit partagez la poire en deux. Mais Zenasni est parti plus loin que 12,5% . Il a obtenu 15% de réduction. Il ne voulait même pas signer, parce qu'au fond, il n'était pas content du prix.» Pour lui, la hausse du prix a été encouragée par le fait qu'il n'y a eu que deux soumissionnaires. «Ils se sont entendus. Par expérience, je sais que lorsqu'il y a deux soumissionnaires, le résultat est catastrophique», lance-t-il. Le témoin est formel. «Il existe des sociétés nationales qui auraient pu réaliser le projet.» Il affirme que le prix d'un kilomètre de pipe de 48 pouces vaut, universellement, 1,2 million de dollars, mais Saipem l'a compté à 2 millions de dollars. «Les charges sécuritaires ne relèvent pas du contrat. Elles relèvent de Sonatrach, tout comme les pipes qui ont coûté à la compagnie 560 millions de dollars. Le contrat de Saipem concerne les vannes, l'étude, et la réalisation», déclare le témoin, battant en brèche, les déclarations du représentant de Saipem. Il souligne que dans l'étude comparative, même la difficulté du relief a été prise en compte. Le témoin est confronté au représentant de Saipem, qui affirme n'avoir pas eu l'occasion de lire l'étude de comparaison élaborée par Sonatrach. Il précise toutefois que l'impact de la situation sécuritaire, rendant le déplacement des expatriés difficile, a eu des répercussions négatives sur le projet. «L'étude des prix que nous avions élaborée a déterminé que le coût réel est bien plus élevé que celui du contrat», ajoute-t-il. «Pourquoi après avoir signé le contrat, venez-vous dire que le montant du GK3 était trop élevé ?» lui demande un avocat. Et Yahia Messaoud de répondre : «Nous avions reçu des instructions pour aller vers des négociations.» Le représentant de Saipem affirme que «la baisse consentie sur le prix concerne une réévaluation des risques y afférents. Nous avons dépensé plus de 150 millions de dollars, que ce qui était prévu».