Après n'avoir été que des notions géographiques, l'Orient et l'Occident sont devenus des termes réducteurs et de dangereux raccourcis, aujourd'hui plus que jamais peut-être. Il en existe pourtant d'autres versions, plus justes et généreuses Grand paradoxe. Le mur de Berlin tombe, laissant libre le passage d'un air de liberté. Un autre s'érige à la place du premier, cette fois-ci invisible et de ce fait plus dangereux : la peur. La peur de l'autre, de sa culture et de son histoire, comme si l'histoire de l'humanité se déroulait sur de la soie ou en prêchant la bonne parole. La paix s'étouffe au Moyen-Orient, un mur s'impose. Il cache derrière lui les malheurs de tout un peuple, l'emprisonne et déchiquette sa terre. Toujours la même raison. La peur de l'autre ? On est loin, même trop loin des images des sciences arabes, des philosophes, des douceurs de la civilisation, des délices du savoir et des contes merveilleux. Des frontières qui s'installent, aveuglant du coup des générations à venir qui ne connaîtront de cet Orient magique que l'islamisme et de cet Occident rationnel que les guerres et les agressions. Une interrogation s'impose. C'est quoi Orient et Occident ? Deux termes réducteurs et deux bons raccourcis, qui ont fait (et font) couler beaucoup d'encre depuis les turbulences médiévales et les croisades. Ne peut-on pas installer ces termes difficiles, sur une terre plus solide et un espace plus clément ? De quel Occident s'agit-il et de quel Orient parle-t-on ? L'Orient, c'est aussi ses extrémités, le Japon, la Chine, les Indes, l'Islam, le bouddhisme, la chrétienté. L'Occident, c'est aussi la Turquie et les républiques de l'ex-URSS et de l'ex-Yougoslavie, avec leurs religions et leurs cultures disparates. Quel est ce médecin des civilisations qui possède le pouvoir magique de disséquer tout cela pour installer en entre-deux une frontière qui a toujours été un fantasme plus qu'une réalité, coupant le monde comme une pomme : d'un côté, le civisme des bons, et de l'autre, la culture des méchants. J'étais à Copenhague pour une rencontre sur « Les Images de l'Orient ». Une petite ville très attentive aux questions du présent. J'étais conscient qu'en toile de fond, il y avait cette rocambolesque histoire des caricatures. En regardant le magnifique film de la réalisatrice israélienne G. Eliat, présente à la rencontre, j'ai réalisé qu'il n'y a pas de fatalité devant la force des humains. Malgré le mur, elle a pu faire parler les Palestiniens et transmettre leur douleur. Une dizaine de jours dans cette ville ont fait naître en moi la conviction forte qu'il y a un autre Occident, méconnu, qui se bat pour les valeurs humaines, et un autre Orient, assombri par les guerres mais qui creuse des brèches dans le mur de l'entêtement, des lieux de passage sans se soumettre au regard réducteur qui n'a rien d'historique. Le débat de Copenhague a créé une écoute, l'écoute de cet Orient qui n'est pas si loin qu'on le pense. Il y a moins de 10 siècles, il était derrière les grandes batailles de la rationalité. Il a su la préserver, la huiler et la mettre en marche avant de la transmettre sous son plus beau visage à l'Occident. Il y a plus de 10 siècles, l'Orient se faisait un plaisir de découvrir la Chine et la « Chine de la Chine », le Japon d'aujourd'hui, et rendre compte à l'humanité de ce monde inconnu. En fin de compte, les murs servent-ils à quelque chose ? Une belle réponse à un Orient qu'on veut ériger aujourd'hui en Orient de sang, de l'inquisition et surtout des grandes manipulations et des déficiences mentales. Sinon, c'est quoi cet Orient déphasé, blasé et qui n'a d'autres soucis que de se fixer sur le geste libre de trois jeunes caricaturistes danois, sur les excuses d'un pape qui oublie vite les tribunaux de l'Inquisition, ou sur l'interdiction de l'opéra de Mozart, Idoménée dans lequel on voit le roi de Crète poser les têtes coupées de Poséidon, Jésus, Bouddha et « Mahomet » sur des chaises ? L'Orient s'est-il réduit à la chasse aux sorcières ? Un Orient qu'on prépare dans les laboratoires, avec des ingrédients du religieux, du linguistique et de l'ethnique, pour en faire une bonne sauce à l'idée de guerre des civilisations ? Pourtant, dans cet Orient fragile et cet Occident invisible se trame l'une des plus grandes histoires de l'humanité, une guerre pour le juste et le rationnel, presque désespérée, mais qui a le bonheur d'exister pour construire dans le fracas des malentendus et des manipulations grotesques, un monde nouveau. Les acteurs de ces batailles tragiques savent que cet Orient des lumières est très loin, mais trouvera inéluctablement sa voie. Cet Occident invisible, qui se déchaîne à dire toutes les défaillances d'une machine aveugle de guerres et de préjugés, creusera des passages, des galeries pour que naisse la lumière du partage. Certes, on est loin de cet Occident initiateur, d'un Carlo Nellino qui venait de Rome, donner ses conférences en arabe à l'université du Caire sur la poésie antéislamique, très loin même de l'Allemand Brokelman qui a passé sa vie sur les traces de la grande littérature arabe classique ou d'un Galland épris des Mille et Une Nuits. Mais ces grands acteurs sont toujours là à travers d'autres voix : Noam Chomsky, Hamed Abou Zeid, Ridley Scott, Mahmoud Darwich, Amos Os, Günter Grass, André Miquel, J.E. Bencheikh, Mickael Moore, Cotze, Orhan Pamuck et j'en passe… Pour dire un autre monde qui reste toujours à imaginer et à réinventer.