Pour raconter son vécu du dévastateur tremblement de terre de 1980 à Chlef, Nina Bouraoui replonge dans sa mémoire vers les tréfonds de sa mémoire, au cœur de l'enfance. Prétexte d'écriture, le séisme ouvre sur d'autres tremblements, d'autres blessures et d'autres séparations dans la vie de l'auteur. Nous devrions probablement dire «narrateur» plutôt qu'«auteur», mais ce récit s'inscrit dans la veine de l'autofiction, ce genre qui brouille les limites entre l'auteur et le narrateur, entre la mémoire et l'imaginaire. Paru initialement en 1999 aux éditions Stock, Le jour du séisme fait suite à des romans à l'écriture intime tels que L'âge blessé ; Le bal des murènes ou encore La voyeuse interdite, premier roman de Nina Bouraoui qui lui avait valu le prix du Livre Inter en 1991. Le jour du séisme est un court récit au style elliptique et au rythme heurté. Il vient d'être réédité en Algérie par les éditions Barzakh. Un choix judicieux tant le roman, à l'instar d'une grande partie des œuvres de Bouraoui, est intimement lié à la terre d'origine de l'écrivaine installée en France depuis le début des années 80'. «[Ma mémoire] est natale et algérienne», écrit-elle dans ce récit qui part de l'instant et du lieu du séisme pour le connecter à d'autres lieux et d'autres moments d'enfance tout aussi décisifs. Le tremblement de terre, c'est d'abord cette perte de repères et cette sidération devant un phénomène, forcément inattendu, voire inacceptable, d'autant plus pour un enfant. La terre qui se dérobe sous vos pieds, c'est la perte absolue de tous les repères. Bouraoui parle de la terre au sens géologique, physique mais aussi de «sa terre» affective, avec ce rapport indéfectible à l'espace et au temps de l'enfance. Elle explore ainsi ses souvenirs de la mer à Cherchell, du désert dans l'Assekrem ou des montagnes de Jijel, terre de ses ascendances paternelles. La sensation d'instabilité devant l'inconnu mène insensiblement le récit vers d'autres pertes : celle du passage à l'adolescence, celle de l'exil… La séparation de ses amis Arslan et Maliha qui partent l'un à l'étranger et l'autre à Blida pour une autre vie loin de sa «sœur». C'est aussi la séparation des genres (masculin/féminin) qui est infiniment interrogée et profondément mal vécue par l'auteure de Garçon manqué. Elle évoque ainsi la circoncision d'Arslan comme un passage de l'enfant à l'adulte. Un nouvel homme qui préférera jouer à des jeux masculins avec d'autres garçons, des jeux d'où la narratrice est exclu. Cette dernière ne se reconnaît pas non plus dans la femme d'intérieur que devient Maliha. Nina Bouraoui perçoit la sortie de l'enfance comme un long chemin vers l'isolement où chaque séparation est un vieillissement. Qu'on ne s'attende donc pas à un récit sur la catastrophe que fut le séisme d'El Asnam (Chlef) avec ses dramatiques répercussions : plus de 3000 morts et une ville dévastée... Obsessionnelle, répétitive et incantatoire, l'écriture est ici un exercice individuel entre soi et soi. Une sorte de psychothérapie où l'on se sentirait presque «de trop» en tant que lecteur. Le «moi» de l'auteure est hypertrophié et tout le reste n'existe qu'en fonction de cette instance écrivante. Cette dernière ne cherche pas à comprendre ni à expliquer, mais seulement à se dire. A l'heure du selfie et de la télé-réalité, les limites du privé et le territoire de l'intime ont largement évolué et la littérature n'est pas exempte de cette évolution. «Le séisme ouvre mon enfance, un corps et un temps blancs, une suspension. Le vide surgit». On pourrait dire, sans mauvais jeu de mots, que ce vide est précisément l'objet du récit. L'enjeu de l'écriture est ici purement intime, à la limite de l'auto-analyse. L'auteure parle de, et à partir de, son vécu d'enfant de treize ans. Forcément, l'écriture doit suivre la courbe des pensées enfantines qui ne sont assurément pas toujours des pensées puériles. L'environnement est perçu à l'état brut, comme blocs de sensation, sans le filtre de l'explication et du raisonnement. Quelques mots situent les lieux, le reste se passe dans la conscience brouillée à travers les sensations qui jaillissent en désordre de la mémoire. Au-delà des soixante secondes de tremblement de terre qui ouvrent le texte, le séisme est évoqué comme une violence, une force du mal. Bouraoui le décrit comme le diable en personne. Pour s'en protéger, elle se tourne vers Dieu et vers ses parents, eux-mêmes désemparés : «[les mains de sa mère] se lèvent vers le ciel, jointes puis ouvertes, elles tiennent la douleur, une forme ample et invisible». Reste l'apprentissage de la solitude. Le séisme présage aussi d'autres violences comme celle du terrorisme à venir, il est comparé à des scènes de kidnapping ou encore à un accident de la route... Scènes traumatisantes, vécues ou imaginées, qui se télescopent dans le prisme déformant de la mémoire.Walid Bouchakour
Nina Bouraoui, «Le jour du séisme», Editions Barzakh, Alger, 2016. Ouzou, avril 2016.