Le roman s'ouvre sur la peur de grandir et nous mène, au gré des pérégrinations de la narratrice, dans des territoires peuplés d'ombre et de lumière, où la seule constante est cette peur de l'inconnu, cette peur de l'autre qui n'est en définitive qu'une peur de soi-même. Alger, fin 1979. Le disco n'était pas encore mort, Sheila était en tête des hit-parades en France avec son tube Spacer, la technologie n'avait pas encore envahi nos vies, les pat' def' et chemises à carreaux n'étaient pas encore “vintage”, l'amour durait plus de trois ans, les magazines people n'indiquaient pas encore le degré de civilisation, la guerre n'était pas inévitable, la lecture des modes d'emploi ne constituait pas la nouvelle littérature, Harry Potter était un illustre inconnu, Justin Bieber n'était pas encore né, Elvis Presley venait de mourir (en 1977), Fayruz chantait El Qods, et les Hommes avait peur de la bombe atomique et croyaient aux extraterrestres. Alger – pas encore blessée – composait avec ses paradoxes ne manquant ni d'éclat ni de luminosité. Un “séisme” menaçait pourtant de dévaster cette ville ; un monstre allait, plus tard, s'extirper de ses entrailles pour bouleverser l'existence de ceux qui la peuplent. Alya, l'héroïne-narratrice de Sauvage, dernier roman de Nina Bouraoui, est une jeune adolescente, mutine et spirituelle, qui se trouve dans une sorte d'entre-deux. À un âge où elle n'est plus tout à fait enfant, mais pas encore adulte. Tout au long du texte qui se décline telles des méditations sur le sens de la vie, Alya déballe sur ces cahiers ce qu'elle a enfoui en elle, ce qu'elle a emmagasiné dans les compartiments de sa mémoire, de ce qu'a été son enfance, d'abord dans son environnement familial (liens avec ses parents, sa sœur aînée, ses grands-mères algérienne et française…). Elle raconte également sa ville dont elle finit au bout de ses pérégrinations mentales par accepter les contradictions, et qui deviennent siennes au bout d'un moment parce qu'en définitive, lorsqu'on grandit, on accepte mieux le compromis. Mais à la fin des années soixante-dix, Alger est également une ville inquiétante, dont les habitants redoutent un malheur. Et puis il y a Sami. L'ami d'enfance d'Alya qui a disparu, du jour au lendemain, plongeant la jeune fille dans la tristesse et la mélancolie. Les émotions sont tellement exacerbées qu'on aboutit à la conclusion que le plus dur, ce n'est pas de partir mais de rester, de survivre à un être cher, de vivre pour lui. Une présence/absence qui participe à la construction complexe de ce roman, où les paradoxes se croisent, se frôlent sans jamais s'entrechoquer, et dans lequel la narratrice essaie de trouver du sens à son existence (en reprenant parfois des opinions de son père pour lequel elle semble vouer une grande admiration, et à ses deux grands-mères). La force de ce roman réside dans le retour au passé que la narratrice utilise pour expliquer son présent, pour insuffler la vie dans les lieux. Des lieux habités autrefois par les éclats de rire d'Alya et Sami. Des lieux habités dans le présent par l'absence de l'ami et de l'enfance. Sami est ce lien avec l'enfance. Il est l'enfance qu'on quitte, et de laquelle on ne garde, à l'âge adulte, que des souvenirs épars et partiels – d'où la construction fragmentaire de ce roman. Sauvage est aussi un roman intime à l'écriture délicate, où les personnages singuliers (se) racontent dans un contexte géographique, car c'est par la description de la nature que les individualités se dessinent, que les malheurs s'élèvent et qu'Alya grandit, devient femme. Mais dans notre monde (Alya croit aux mondes parallèles, au destin et même au hasard, et cherche Dieu dans la nature), “qui ne nous regardait pas. Qui ne nous regardait jamais. Qui ne nous comptait pas”, il n'y a que l'imagination qui peut sauver nos âmes. Et Alya en a à revendre ! S.K. Sauvage de Nina Bouraoui. Roman, 206 pages, éditions Barzakh. 600 DA