Avec ce roman, les événements bien réels (disparus, terrorisme, censure, etc.) que vous évoquez sont totalement transfigurés par la fiction. Envie de prendre du recul ? Je ne suis pas dans la chronique ni dans le récit historique qui est un genre noble ayant ses règles esthétiques propres. Le roman s'inscrit dans le temps mythique et comme tel, il doit se libérer du temps historique. La fiction est plus forte que l'histoire. Car si l'histoire est collective, le roman appartient à l'individu, à ses histoires, ses vécus et ses doutes. Ce que vous appelez «événements» n'intéressent pas le roman en tant que tel, au risque de magnifier des bourreaux, de travestir des icônes ou de les «transfigurer» au sens d'enjoliver. Le roman n'explique rien, ne dénonce rien et ne s'engage à rien. Par ce «rien», il est à la marge des guerres, des malheurs, des hécatombes et c'est cette marge (pas la marginalité), telle celle d'une page de cahier d'écolier, qui permet leur lisibilité. Et pour rependre votre expression, «prendre du recul», c'est pour mieux rebondir. Car le romancier n'est pas un spectateur de ses propres tragédies. Vous jouez sans cesse sur trois niveaux de récit avec l'intrusion inopinée de souvenirs et de la pièce de théâtre. Est-ce juste une invention formelle ? Mes romans sont polyphoniques, polygraphiques si j'ose dire et davantage Moi, Scribe dans lequel s'emboîtent, non pas des récits, mais des situations qui convergent toutes vers une esthétique de l'étrangeté et du tragi-comique. Le personnage du Scribe est comme hors du temps. Il apparaît pathétique par sa prétention à vouloir chercher les traces de ce peuple de disparus par une collection d'écrits administratifs, épistolaires, de presse, pour en consigner la mémoire scripturaire. Archiviste désabusé d'hécatombes, de tueries de masse qui remplissent au quotidien les manchettes de journaux, les souvenirs du temps où, écrivain public préposé à l'écriture-lecture de lettres de femmes (épouses, amantes, sœurs…) d'émigrés, refluent dans sa mémoire. A ces missives de désastres humains, s'ajoute un autre manuscrit, celui de la pièce de théâtre que lui remet Karim-Ka, jeune journaliste et dramaturge, qui y tourne en dérision la survie politique et ses dirigeants dont le sieur Tikouk, un pantin qui s'érige en légataire de la démocratie et de la République dans une contrée qui s'appelle Imaqar, jusque-là Cité antique de la parole, du verbe et de l'oralité de l'agora. Le scribe accepte de relire et de réécrire au besoin cette pièce. Les séquences, en actes et en scènes, sont disséminées dans le roman et, progressivement, les acteurs sortent de l'espace dramaturgique et pénètrent l'univers romanesque. Ce scribe est donc au carrefour d'une diversité d'écrits par lesquels il s'énonce dans la fiction. Quelles sont les significations de ce «Moi, Scribe» qui rythme le récit comme un leitmotiv ? «Moi, scribe» peut signifier une autodérision, une volonté de confession par (et d'apitoiement sur) soi-même. Sa situation est tragique mais sa perspective est comique. Pourrait se lire également dans cette annonce quelque peu grandiloquente, une propension à la suffisance avec ce mot antique, «Scribe», aux connotations historiques et bibliques. Mais pour qui lira le roman, ce «moi» du scribe est une identité de l'apocalypse. Il en est à la fois le récepteur et l'énonciateur dans un «pays sans pays», «d'écritures sans écritures». Car, pour revenir à l'agora défaite par un élu d'une république qui se refait la peau dans les salons de coiffure pour dames, ce pays a perdu la parole et crie au lynchage du scribe pourfendu. Les temps ne sont plus aux écritures mais à l'univers clinquant du cosmétique. La fiction est, à sa façon, une cosmétique du réel. Oui, c'est un leitmotiv, notamment dans les passages où Zaïna, amie de Karim-Ka, ornithologue amatrice, elle-même transformant les oiseaux exotiques qui remplissent sa chronique radio, «Nouvelles de mes oiseaux», en volatiles charognards. C'est le règne de l'ensauvagement fardé. Tous les contenus pseudo-modernes de la démocratie, de la République et de ses corollaires sont soumis à des séances de lifting, de coiffure, de kératine, de perruques, de gommage et de grimage. Ce «Moi, scribe», l'oracle, en est-il l'antithèse ? Y a-t-il une part autobiographique chez ce Scribe ? Quelle que soit la distance que l'auteur opère par rapport à son univers fictionnel, celui-ci porte des traces autobiographiques. Et puis à quoi sert d'écrire un roman dans lequel on n'est pas. Je n'irais pas jusqu'à dire que j'ai un peu du Scribe du roman, mais je partage la diversité des écrits par lesquels il se construit ou se reconstruit. Comment est venue l'idée de travailler sur les lettres d'émigrés ? J'en connais l'histoire, car j'ai moi-même écrit plusieurs lettres pour les femmes d'émigrés, un peu dans l'ambiance de l'univers mélodique de Cheikh El Hasnaoui qui en a été le «scribe» vocal. L'écriture de ces lettres appelle aux différentes figures de style, car les expéditrices s'expriment en non-dits. Vous mettez en avant la métaphore dans ces lettres comme dans la pièce de théâtre de Karim-Ka avec le Patriarche et l'Oracle. La métaphore une nécessité vitale ? Le roman est métaphorique ou n'est pas et cela renvoie au «scribe» maître de la calligraphie, de l'analogie, du symbole et de ses expressions poétiques. Or, la société algérienne, soumise à la pitrerie des «Tikouk», ne produit plus de symboles. Elle en a été vidée au profit de l'immanence, de l'univers «œsophagique». Une société inféconde de symboles se meurt dans une fausse opulence. Si les fondateurs de la littérature algérienne moderne sont toujours là, c'est parce que leurs œuvres sont esthétiquement porteuses de symboles et d'hyperboles au moment où on attendait d'eux des témoignages indigénistes. D'où vient cette passion des oiseaux ? Djaout, les chansons de l'exil ou est-ce à chercher plus loin ? Elle est venue du roman lui-même. Mais comme vous le dites, il y a le vautour katébien, le Simorgh dibien et le «Bou yifer» djaoutien… Les oiseaux qu'élèvent Zaïna sont des charognards, beaux et élégants. Ils voisinent avec le peuple des Aït Lakhart (la tribu des morts) dont les bulldozers de la République ont détruit le cimetière pour l'érection d'un supermarché de luxe. Dans un pays de charognards, les scènes de crime n'ont pas d'indices ; les étourneaux ne s'intéressent plus à la récolte d'huile suspendue par le patriarche de l'agora, tandis que les élus de la République en profitent pour fructifier un marché juteux d'huile «Sans-Goût»… A jouer la djemâa contre la société de consommation, on pourrait vous reprocher d'être dans un combat d'arrière-garde. Qu'en pensez-vous ? C'est une lecture parmi d'autres. Mais le roman ne mène aucun combat. Ce n'est pas son rôle. J'y mets en contiguïté, dans le paradoxe, un élu de la parole, du verbe dans la tradition de l'agora où l'on s'impose par l'art de l'expression symbolique, et un élu du scrutin, fabriqué par des processus électoraux en faux et usage de faux. Ce n'est pas opposer la tradition à la modernité, la djemaâ à la société de consommation. Du reste, ce n'est pas tant la société de consommation au sens courant du terme que je décris, mais une fin d'un monde que l'on croit pouvoir sauver au nom d'une République de pacotille avec les ingrédients de la modernité mannequinée… Dans vos romans, vous racontez autant l'espace urbain de la capitale que les montagnes de la Kabylie. Quel est votre espace de prédilection ? Y a-t-il encore des montagnes en Kabylie ? Alger est-elle un espace urbain ? Mon espace de prédilection fictionnel est «Imaqar», inventé, fantasmé, qui appartient à une géographie mythique. Feraoun a son «Ighil n Zman», Dib son « Azrou Ufernane », Mammeri sa «Taâsast», Djaout son «Sidi Mabrouk», autant de repères locaux fictionnels qui s'apparentent aux réels mais jamais ressemblants… L'ironie et la satire politique, dont vous usez dans le roman, ont quelque peu reculé dans notre littérature. Il serait bon de les réactualiser ? Oui, le roman algérien de ce dernier quart de siècle, comme son contexte politique et social, a perdu ce que «les enfants terribles» de la littérature maghrébine, les Nabil Farès et les Mohamed Kheirredine qualifient de «refus d'héritage». L'écrivain algérien d'aujourd'hui ne produit plus de symboles. Un témoin, peut-être…C'est le sens satirique de Moi, Scribe…