Entre l'emprunt obligataire «halal», l'argent de la zakat, distribué sous forme de crédits à taux 0 pour financer des micro-projets et un crédit à la consommation controversé, car assorti de taux d'intérêt, la religion s'est nettement incrustée dans la sphère économique ces dernières années. Vraies questions de principe ou faux-semblants, en cette période de crise, l'économie halal cherche désespérément à se frayer une place et pour certains observateurs le moment est opportun pour laisser la finance islamique s'exprimer. En 2014, l'Italie a vu les opérations d'investissement liées à la finance islamique multipliées par deux. La même année, le Luxembourg a émis des obligations conformes aux principes de la finance islamique (sukuks) et destinées à des investisseurs institutionnels mondiaux. Avant lui, la Grande-Bretagne était devenue le premier pays non musulman à émettre ce type de titres pour un montant de 200 millions de livres, avec pour ambition de devenir la plaque tournante de la finance islamique en Occident. A la fin de 2013, les sukuks représentaient un quart du marché obligataire mondial (270 milliards de dollars, selon le FMI). Dans certains pays musulmans, comme la Malaisie, les émissions de sukuks ont servi à financer des infrastructures aéroportuaires, routières et portuaires. Si des pays occidentaux n'ont pas hésité à développer la finance islamique par souci de pragmatisme économique, que penser d'un pays comme l'Algérie, où la majorité de la population est musulmane ? En cette période de disette, l'Etat a besoin de chaque sou caché dans le bas de laine, et jusque-là, ni la conformité fiscale volontaire ni l'emprunt obligataire n'ont eu raison de la réticence des Algériens. Une réticence différemment interprétée. Pour l'expert en finances, Ferhat Aït Ali, les Algériens ne placent pas leur argent dans des banques par méfiance et faute de ne pas avoir déclaré les gros montants, mais pas pour des considérations islamiques, sinon ils l'auraient placé dans des banques islamiques. Fares Mesdour, spécialiste de l'économie islamique et enseignant à l'université de Blida, pense lui le contraire : «Il y a 50% de la masse monétaire hors circuit bancaire et c'est à cause des taux d'intérêt appliqués par les banques. Les filiales de la banque El Baraka seules ne suffisent pas.» «Pourquoi l'Etat continue-t-il à vouloir empêcher les Algériens de mettre leur argent dans les établissements qui travaillent conformément à leurs convictions», s'interroge Djelloul Hadjimi, du syndicat des imams. Selon lui, il y a des gens qui ont beaucoup d'argent et qui ont peur de le placer dans les banques. Certains l'ont retiré, alors que d'autres l'investissent dans l'immobilier. S'il s'agissait de peur, elle serait plutôt d'un autre type, estime Amar Moussaoui, chef d'entreprise. Pour lui, si «l'argent est thésaurisé, ce n'est pas à cause des taux d'intérêt, mais parce que les propriétaires de l'argent n'ont pas confiance. Ils ont peur d'être questionnés sur sa provenance». L'Algérien moyen qui ne dispose pas d'une grosse fortune et préfère quand même garder son salaire ou sa pension à la maison plutôt qu'à la banque ou à la poste est lui dans une toute autre logique. Retraités, profession libérale ou salariés, une partie des contribuables avoue clairement ne pas avoir confiance dans le système financier algérien. «Si demain les caisses de l'Etat sont vides, qu'est-ce qui me garantira que je pourrais retirer mon argent», s'interroge le propriétaire d'une agence immobilière. Une question qui ne s'est jamais posée avec autant d'acuité. Face à ces arguments, d'autres acteurs économiques se montrent plus mesurés. Pour Nasser Hideur, anciennement secrétaire général de la banque Al Baraka, aujourd'hui à la tête de Salam Bank, la problématique de conformité à la shari'a n'explique pas à elle seule l'incapacité du secteur bancaire à mobiliser l'épargne informelle. «La raison majeure réside, de mon point de vue, dans l'absence de mesures radicales et courageuses visant à résorber la masse de la monnaie fiduciaire en circulation et, par ricochet, imposer le règlement des transactions par de la monnaie scripturale ainsi que la bancarisation des activités économiques informelles non seulement à travers des mesures coercitives mais aussi incitatives et persuasives.» Pour ce banquier, c'est toute la question de «la crédibilité du système économique et financier qui reste posée en termes de transparence, d'inclusion financière, de moralisation et de rationalisation des comportements sociaux, administratifs et institutionnels». Dilemme La polémique autour du caractère licite ou pas de l'emprunt obligataire laisse paraître le casse-tête d'une population qui ne sait plus à quel saint se vouer, ballottée entre ce qui est religieusement acceptable et ce qui est économiquement rentable, mais souvent contrainte d'accepter ce qui s'offre à elle. Or, la réalité est un système bancaire dominé à plus de 80% par des banques publiques dans lesquelles il n'y a pas de place pour les produits islamiques. Pour le banquier d'affaires Omar Berkouk, pourtant «il y a de la place pour la finance islamique en Algérie comme il y en a dans d'autres pays. Des pays européens l'ont lancée pour capter l'épargne de ceux qui refusent les taux d'intérêt». Ce sont avant tout «des produits structurés. La crise financière de 2008 a bien montré que les établissements financiers à caractère islamique avaient été les plus résilients aux effets de l'effondrement des marchés mondiaux. Un argument qui milite pour cette finance. Mais ce n'est pas le seul. Nasser Hideur se dit «persuadé que la finance islamique peut être un des leviers susceptibles de capter une partie de cette épargne extra-bancaire qui rechigne à intégrer la sphère bancaire entre autres pour des considérations de convictions religieuses liées à la problématique de l'usure (riba)». Mais alors pourquoi les banques islamiques en Algérie ne détiennent par les plus grosses parts de marché. Selon notre interlocuteur, les banques islamiques représentent 2% du marché bancaire et 15% du secteur bancaire privé. Parmi les explications avancées, le fait que «les deux banques qui activent exclusivement selon les préceptes de la shari'a (banque Al Baraka et Salam Bank) outre les quelques Islamic Windows initiés par certaines banques conventionnelles, ne se sont pas assez déployées géographiquement et en termes de diversification de leurs offres ou de leur qualité de service pour couvrir tous les besoins du marché en la matière». Certains mettent également en avant un obstacle légal. Pour Fares Mesdour, «la loi doit être modifiée pour permettre aux banques islamiques d'exercer». L'idée avancée par certains parlementaires, il y a quelques années, était de modifier la loi sur la monnaie et le crédit pour élargir la définition des opérations de banque afin de conférer aux produits islamiques un encrage légal s'agissant des dépôts d'investissement et les modes de crédit basés sur les contrats de vente à terme ou assimilés (mourabaha- salam- istisn'a) ainsi que les financements de type participatifs (moucharaka-moudharaba). Mais pour l'expert Omar Berkouk, l'obstacle n'est pas d'ordre légal, car «il n'y a aucune loi qui oblige les banques à verser des taux d'intérêt». L'essor de la finance islamique dépend, selon lui, de la capacité des banques à «imaginer des produits ou des montages qui associent les clients aux bénéfices des opérations de la banque, en abandonnant le taux d'intérêt». Or, «les banques algériennes ne sont pas capables de le faire.» Avenir Légal ou pas, les obstacles existent bien, puisque la situation actuelle fait qu'en cas de besoins en refinancement auprès de la Banque d'Algérie, une banque islamique sera contrainte de payer un taux d'intérêt sur l'argent emprunté. Redistribué au public, l'argent ne sera plus aussi shari'a compatible que ça. Mais pour Nasser Hideur, «il ne suffit pas d'être shari'a compatible pour emporter la conviction des opérateurs économiques ou des épargnants. Il faut apporter des réponses pratiques et pertinentes aux attentes tout en préservant la crédibilité shari'atique des prestations proposées». L'effort doit notamment être fait en termes d'extension du réseau. Car ce qu'attend un opérateur économique c'est d'abord «une qualité de service», nous dit Amar Moussaoui. Mais pas uniquement. «On est rattachés à l'islam, mais on préfère travailler avec les banques publiques, car elles offrent une garantie que les autres n'ont pas. Même si on souhaite les voir offrir une meilleure qualité de service et revoir cette question de l'intérêt», dit-il. Les banques privées, islamiques ou pas, sont considérées comme étant à «risque». L'affaire Khalifa reste dans les mémoires. Le développement de la finance islamique est de plus en plus présent dans les débats comme une des voies de sortie de crise en captant une partie de l'épargne nichée dans l'informel. Mais pour Ferhat Aït Ali, il «n'y a pas de finance vertueuse dans l'absolu» et avec la crise «il y aura plus de thésaurisation et les gros investissements seront financés par les banques publiques». En tout état de cause, si développement il doit y avoir, certains experts pensent que les banques publiques pourraient en être le catalyseur du fait qu'elles détiennent le plus gros du marché bancaire. «En créant des départements dédiés aux opérations islamiques et en concevant des produits», estime Omar Berkouk. En l'absence de réglementation, si une banque publique veut le faire, rien ne l'en empêchera, précise-t-il. Encore faut-il le vouloir...