Le moudjahid Yacef Saâdi crève l'abcès. Après avoir observé un long et pesant silence sur la polémique itérative concernant le démantèlement de la Zone autonome d'Alger (ZAA), l'un des héros de l'emblématique Bataille d'Alger décide de réagir. Le dernier livre du journaliste américain Ted Morgan, intitulé Ma Bataille d'Alger (confession d'un Américain au cœur d'un drame français), édité en anglais en 2006 et traduit en français en 2016, l'oblige à mettre fin à l'obligation de réserve qu'il s'est imposé de longues années durant. «J'ai toujours refusé de polémiquer avec mes concitoyens. J'ai préféré tout encaisser par respect pour tous mes compagnons de lutte. Mais à partir du moment où ce sont des étrangers qui interfèrent dans nos affaires, je ne peux pas me taire», déclare-t-il lors d'une rencontre avec des journalistes, organisée hier après-midi à son domicile, à Alger. En présence de ses enfants et ses proches, Yacef Saâdi s'est montré extrêmement affecté par les affirmations contenues dans l'ouvrage de Ted Morgan, qui l'accuse «d'avoir livré aux parachutistes de l'armée coloniale Ali La Pointe et ses amis en les conduisant à leur cachette». Selon lui, le journaliste Ted Morgan, de son vrai nom le comte Sanche Charles Armand Gabriel de Gramont, «a voulu écrire l'histoire à sa manière». «Je ne vais pas le laisser faire», dit-il. Yacef Saâdi lui donne rendez-vous devant les tribunaux. «Sans vouloir me justifier pour autant, car j'ai la conscience tranquille et l'âme sereine devant Le Tout-Puissant Seigneur ; je vous convie à préparer votre arme de défense car, en ce qui me concerne, j'ai l'intention d'utiliser les voies légales contre vous pour défendre mon honneur et l'honneur de mes compagnons qui ne sont plus de ce monde et qui ont consenti le sacrifice suprême», écrit Yacef Saâdi dans un communiqué lu à cette occasion. Et d'ajouter : «Cette déclaration vous est destinée en premier lieu, Monsieur le journaliste Ted Morgan, de même qu'elle est destinée à tous ces ‘‘autres'' qui s'évertuent dans la palabre sans pouvoir apporter un iota de vérité, en arborant ne serait-ce qu'une preuve irréfutable de leurs déclarations faites, souvent, au cours de conciliabules interlopes.» La décision de porter plainte contre le journaliste américain, ajoute-t-il, est prise et des avocats ont été contactés à cet effet. Avant cela, le héros de la Bataille d'Alger laisse une porte de sortie à Ted Morgan : «Mais dans le cas où vous n'accepteriez pas ce défi ou cette confrontation, c'est selon, faites amende honorable et demandez pardon non pas à moi seulement, mais à tous les patriotes de mon pays par les moyens que jugerez utiles.» Les archives et le rôle de Hacene Guendriche En tout cas, Yacef Saâdi et sa famille se disent très confiants. Détenant une importante masse d'archives révélant tous les détails de cette séquence douloureuse de l'histoire de l'Algérie qui démontent toutes les accusations de Ted Morgan. Ce dernier affirme dans son livre (page 291) que «Yacef Saâdi a décidé de livrer ses compagnons après avoir reçu une visite de sa mère». «Le 6 octobre, alors qu'il est toujours sous la garde du 1er REP, Yacef reçoit la visite de sa mère. Elle est aussi la grand-mère de P'tit Omar, son neveu âgé de 12 ans, qui est caché avec Ali La Pointe et sa compagne Hassiba, et qui, comme le jeune Mahmoud, leur sert d'agent de liaison. Elle lui dit que Ali est condamné et lui demande s'il peut faire quelque chose pour sauver l'enfant. Selon ce que m'ont raconté les officiers de l'état-major de Massu, Yacef Saâdi décide qu'il peut faire quelque chose : il révèle la cachette de Ali La Pointe au 5, rue des Abdérames», écrit le journaliste américain. «Cette affirmation n'est confirmée dans aucun document écrit des militaires français», précise la famille Saâdi en montrant tous les documents, notamment une lettre adressée par la mère de Yacef à un journal dans laquelle elle précise qu'elle n'a plus de nouvelles de son fils depuis deux semaines. Datée du 6 octobre, cette lettre, dont nous détenons une copie, avait été récupérée par l'armée française dans les décombres, après l'explosion de la cachette de Ali La Pointe et ses compagnons, le 8 octobre 1957. De plus, les Saâdi ont montré aux journalistes tous les documents confirmant l'identité de celui qui serait à l'origine de la décapitation de la ZAA. Il s'agit, selon eux, de Hacene Guendriche, dit Zerrouk, dit Safi, dit Basile, ancien compagnon de Yacef qui a été arrêté le 6 août 1957. Pour eux, documents et archives à l'appui, Zerrouk ou Safi «avait été retourné par l'armée française qui a caché son arrestation du 6 août au 8 octobre 1957». «Tout en étant arrêté, il a continué à adresser des correspondances à Yacef Saâdi (Lee, son pseudonyme à l'époque) arrêté le 24 septembre, et à Ali La Pointe (Lahbib). La dernière correspondance entre ce dernier et Safi est datée du 7 octobre. Safi adressait aussi des lettres à Boualem Salem et Si Khaled qui étaient avec le colonel Amirouche dans la Wilaya III. Toutes ces correspondances sont classées par l'armée française sous le titre ‘‘Double jeu, retournement d'agent''», précise le fils de Yacef Saâdi en brandissant tous les documents cités. Hacene Guendriche a-t-il collaboré avec l'armée française de son propre gré ? A-t-il été contraint à le faire ? «Seul les historiens peuvent répondre à ces questions», précise la famille Saâdi.