Par Arezki Ighemat Docteur d'Etat en sciences économiques Master of francophone Literature (Purdue University, USA) Le même diagnostic — encore plus pessimiste — est établi par Paul Krugman, également Prix Nobel, selon qui : «The 0.1 percent of the population of the USA has seen their real incomes rise more than 400 percent from 1979 to 2005» (Les 0,1% de la population des USA ont vu leurs revenus augmenter de plus de 400% entre 1979 et 2005). La face cachée de cet enrichissement est l'accroissement de la pauvreté aux USA : «The fraction of those in poverty was 15.1 percent in 2015, up from 12.5 percent in 2007» (La fraction des pauvres aux USA était de 15.5% en 2015 alors qu'elle était de 12.5% en 2007). En chiffres absolus, «the numbers in poverty increased from 43.6 millions people in 2009 to 46.2 millions in 2010» (Le chiffre de la population pauvre a augmenté de 43.6 millions en 2009 à 46.2 millions en 2010).(4) Tout cela fait dire à Stiglitz et à son disciple Bernie Sanders que le capitalisme ne réalise pas ses promesses et que, bien au contraire, il produit des résultats qui n'étaient pas attendus (inégalité, pollution, chômage) : «…Capitalism is failing to produce what was promised but is delivering on what was not promised — inequality, pollution unemployment…»(5) Sur la base de ce diagnostic, Sanders se propose d'introduire une veritable «révolution» qui réformerait le système et le rendrait plus humain. Une des mesures phares qu'il entend appliquer reste de faire que Wall Street (les grandes banques et les grandes entreprises) paient pour les projets d'investissement qu'il propose de réaliser (éducation pour tous, santé pour tous, réduction des taxes pour les pauvres et augmentation des taxes sur les riches). Sanders pense que la société américaine n'est pas sur la bonne voie et qu'elle doit devenir une «bonne société» telle que la définit Jeffrey Sachs, l'économiste le plus écouté aux Etats-Unis et dans le monde, notamment à l'ONU. Selon Sachs, «from a normative perspective, then we could say that a good society is not only an economically sustainable society (with high per capita income), but also socially inclusive, environmentally sustainable, and well governed» (D'un point de vue normatif, nous pouvons dire qu'une bonne société n'est pas seulement une société économiquement prospère — haut niveau de revenu par habitant — mais aussi une société socialement inclusive, environmentalement durable, et bien gouvernée).(6) Sanders veut, en quelque sorte, appliquer aux Etats-Unis le modèle de capitalisme allemand appelé «Rheinish Capitalism» ou encore «Stakeholders Capitalism». Selon Thomas Piketty, auteur de Capital in the Twenty-First Century, «Rheinish Capitalism, or the Stakehosharehlder model is an economic model in which firms are owned not only by shareholders but also by certain other parties known as stakeholders…» (Rheinish Capitalism , appelé encore modèle des groupes d'intérêts, est un modèle économique dans lequel les firmes sont possédées non seulement par les actionnaires, mais aussi par certaines parties prenantes».(7) Piketty précise que les «stakeholders» peuvent être les représentants des travailleurs des entreprises — qui siègent dans les conseils de direction des entreprises allemandes non seulement comme des personnes qu'on consulte mais comme des participants aux délibérations, bien que non actionnaires — les représentants des gouvernements locaux et régionaux, les associations de consommateurs, les groupes environnementaux, etc. Bien entendu, Sanders ne verra pas son modèle ideal réalisé puisqu'il a été obligé d'abander la course à la Maison-Blanche après avoir été battu par Hillary Clinton. Hillary Clinton : L'Amérique du «In-between» (Ni l'extrême gauche, ni l'extrême droite) Hillary Clinton se situe — ou pense se situer — entre les deux extrêmes examinés ci-dessus, c'est-à-dire entre l'extrême gauche de Bernie Sanders et l'extrême droite de Donald Trump. Son slogan de campagne est «We are Better Together» (Nous sommes meilleurs, ou encore plus forts, ensemble). Sur ce point particulier, elle est l'opposé de Trump qui prétend qu'il est le seul à pouvoir régler les problems de l'Amérique : «I am alone the one who can save America» (Je suis le seul à pouvoir sauver l'Amérique). Dans le domaine de l'éducation, elle n'est pas d'accord avec Sanders qui propose, comme nous l'avons vu, une éducation gratuite pour tous et à tous les échelons (primaire, secondaire, université). Hillary propose de réduire le taux d'intérêt prélevé sur les prêts bancaires faits aux étudiants, mais pas une éducation totalement gratuite. Dans le domaine de la santé, elle n'est pas non plus d'accord avec Sanders pour une médecine entièrement gratuite. Elle propose de poursuivre le travail fait par Obama dans le cadre de ce qu'on appellee «Obamacare» où les citoyens ayant de bas revenus peuvent contracter une assurance-santé à des prix inférieurs à ceux du marché privé des assurances. Sur le plan de l'immigration, elle propose ce qu'elle appelle un «path to citizenship» (une voie d'accès à la citoyenneté américaine) aux immigrants illégaux déjà installés aux Etats-Unis. On est donc loin du mur que Trump veut construire à la frontière entre les USA et le Mexique et loin de l'interdiction que Trump veut faire aux musulmans qui entrent nouvellement aux Etats-Unis. Hillary Clinton pense que Trump joue sur la peur des Américains sur le plan sécuritaire, notamment après les nombreux attentats terroristes perpétrés par des terroristes de confession musulmane. Pour contrecarrer cette peur, elle cite la fameuse phrase prononcée par le président Franklin Delanoe Roosevelt : «The only fear we have to fear is fear itself» (La seule peur dont nous devons avoir peur est la peur elle-même). Par ailleurs, elle a repris à son compte certaines mesures proposées par Sanders, notamment la taxation de Wall Street (les grandes banques et entreprises devront payer plus de taxes) en vue de financer les projets d'investissements et des travaux de type keynésien qu'elle projette de réaliser, comme la réparation des autoroutes endommagées et la construction de nouvelles autoroutes, la réparation des voies ferrées devenues trop étroites et la construction de nouvelles, la construction de nouveaux hôpitaux, de nouvelles écoles et universités, etc. Une autre mesure a également été reprise du programme de Sanders : l'augmentation du salaire minimum (minimum wage, équivalent au SMIG horaire) qui devrait passer de 7.25 dollars à environ 15 dollars l'heure. En adoptant ces mesures, Hillary Clinton a voulu rendre justice à Bernie Sanders qui a été son concurrent le plus acharné, mais en même temps le plus respectueux des valeurs défendues par Hillary Clinton. Elle l'a fait aussi par intérêt, car elle espère après ce geste de bonne volonté attirer les votes des supporters de Sanders qui représentent environ 40% des votes démocrates. Conclusion Après l'exposé de ces trois thèses ou modèles politiques, la question qui se pose immédiatement est la suivante : quelle est la thèse qui a le plus de chance de l'emporter en novembre prochain lorsque les Américains seront appelés à choisir. En regardant un peu dans le rétroviseur de l'histoire ancienne et récente des élections américaines, on constate que les thèses extrêmes telles celle du «Crony Capitalism» de Donald Trump —basé sur la collusion entre les entreprises privées et le gouvernement — et celle de la «révolution sandériste» ont très peu de chance de prévaloir. Maintenant que les thèses extrême gauchisantes de Sanders ont été abandonnéesv — même si certains de leurs éléments ont été récupérés par Hillary —il reste donc deux thèses en competition : la thèse extrêmiste de Trump et la thèse centriste de Hillary Clinton. Mais avant le vote final et décisif de novembre, une autre étape — et non des moindres — reste à franchir : la phase des débats. Il y en a trois qui sont programmés avant le vote final. Cette étape est importante — voire déterminante — car c'est dans ces «duels» à l'américaine que les citoyens se feront une idée plus précise sur les programmes de ces deux candidats. Ces débats sont également très attendus car il ne s'agit pas de simples duels d'idées et de programmes, mais de duels entre Trump — que les Américains qualifient de «bully» (brute) — et Hillary Clinton qui est considérée comme «good» (bonne), duel un peu à l'image des films western américains du genre Le Bon, la Brute et le Truan, ou encore des dessins animés américains où il y a toujours une bagarre entre «a good guy» (le bon) et un «bad guy» (le mauvais), sauf que dans ces films et dessins animés c'est toujours ou presque le good guy qui gagne. Dans la campagne actuelle, le risque que les Américains craignent est que le «bad guy» l'emporte sur la «good girl» car il y a un enjeu très important : l'enjeu sécuritaire. Dans ces élections, la grande question est de savoir si les facteurs qui unissent le pays (tels que contenus dans le slogan et programme de Hillary Clinton) sont plus forts ou plus faibles que les facteurs qui le divisent (dans le cas de Donald Trump). Si on écoutait Jeffrey Sachs, il y a des chances que les facteurs d'union l'emportent sur les facterurs de division : «At first appearance, America is hopelessly divided. Yet, on a closer view, what unifies Americans is still greater than what divides us» (A première vue, l'Amérique est désespérément divisée. Cependant, lorsqu'on y regarde de plus près, on remarque que ce qui nous unit est plus grand que ce qui nous divise).(8) Les Américains seront-ils pour un Président qui divise ou une Présidente qui unit ? Telle est la question. Notes (4) Stiglitz, op.cit, p.16 (5) Stiglitz, op.cit, Preface, p. xviii (6) Jeffrey Sachs, The Age of Sustainable Development, p. 12 (7) Thomas Piketty, Capital in the Twenty-First Century, pp. 145-146 (8) Jeffrey Sachs, The Price of Civilization, p. 84