L'universitaire et économiste de renommée mondiale, Omar Aktouf, vient de faire son «testament intellectuel» en décidant de ne plus s'impliquer dans un quelconque débat d'idées concernant l'Algérie. Dans une lettre poignante publiée tout récemment par notre journal du week-end, il informe ses compatriotes de sa décision de ne plus se prononcer sur ce qui se passe dans son pays à travers ce qu'il appelle un «chant du cygne» qui prend, au-delà de la personnalité de l'auteur et de sa dimension internationale, la forme d'un véritable cri de désespoir sur l'état, le statut, le rôle et l'avenir de l'élite intellectuelle algérienne. Connu pour ses interventions publiques très suivies par l'opinion, pour ses conférences de haut niveau sur les différents thèmes d'actualité induits par les crises successives que traverse le pays, Omar Aktouf, installé depuis 25 ans à Montréal où il enseigne dans une grande université, pose, en fait, à travers sa missive la tragique densité du problème de la marginalisation et du mépris enduré par cette élite qui, comme lui, a l'impression de sans cesse «labourer la mer» pour paraphraser un certain Simon Bolivar. Face à un pouvoir arrogant et plein de suffisance, l'économiste, qui a l'Algérie dans les tripes, semble ne plus avoir ni la force, ni la passion, ni la volonté, ni les moyens pour essayer d'inverser la tendance en faveur de tous ces Algériens appartenant à la sphère de l'intelligentsia qui, comme lui, pensent, créent, participent par des idées novatrices, apportent des solutions fiables aux grandes questions du développement multiforme, mais qui au final ne sont jamais écoutés, ni pris en considération, encore moins sollicités pour les grandes décisions d'intérêt général. Il pense à leurs contributions et leurs réflexions passées par des nuits blanches qui ont été systématiquement ignorées exactement comme le sort réservé à tant d'analyses, tant d'efforts de sa part depuis des années pour décortiquer, passer à la loupe actualités nationales et mondiales, mobiliser théories et exemples, tenter de comprendre et élucider, proposer pistes et solutions… L'auteur du Testament intellectuel s'avoue, à l'image de ses pairs qui résistent encore contre une adversité sournoise et destructrice, découragé de voir son propre pays le traiter avec un tel dédain alors que, dit-il, presque partout ailleurs, de la Tunisie au Brésil, en passant par le Maroc, la France, l'Allemagne, la Colombie, le Mexique, le Pérou, l'Equateur… il est sollicité, invité, écouté, respecté. «Je suis las de continuer, affirme-t-il, de donner à mon pays pour ne recevoir en retour qu'indifférence — sinon mépris — ce que d'autres sollicitent, reconnaissent et apprécient. Je suis las de voir mon peuple maintenu au niveau de préoccupations tellement basiques qu'il ne songe même pas à lever la tête ou la voix ou le ton. Je suis las de ne le voir prêter aucune attention aux cris que — avec d'autres — je lance inlassablement. Je suis las de voir notre Pouvoir et ses commensaux faire la sourde oreille et ‘‘laisser braire'' l'idiot utile qu'il me semble être devenu.» L'éminent économiste Omar Aktouf en a, comme on le constate, gros sur le cœur. Avant lui, des intellectuels de la même veine ont, chacun à sa manière, chacun dans son style, dénoncé l'effet pervers qui caractérise les rapports entre l'élite et le pouvoir politique. Si l'élite — avant-gardiste et non corrompue s'entend — s'assume dans la société, elle entretient en revanche les pires relations avec un sérail imbu de ses atouts de domination et qui précisément considère la compétence ou la valeur intellectuelle comme une menace permanente pour sa survie. En Algérie, on entend souvent dire que si la Révolution bouffe ses meilleurs enfants, le Pouvoir «assassine» carrément l'élite qui ne lui est pas soumise. Et cette image qui est loin d'être une simple allégorie n'échappe pas à notre professeur québécois qui ajoute dans son chant du cygne «être las de voir fleurir au grand jour, au nez et à la barbe d'un peuple spolié jusqu'à l'os, une nauséabonde complicité entre milieu d'affaires, milieu véreux du pouvoir et certains milieux dits intellectuels, y compris de la diaspora». L'auteur nous invite à ouvrir les yeux sur des réalités amères qui ne peuvent plus durer parce que trop dangereuses pour l'équilibre social, économique, culturel de la société. A prendre conscience sur la réalité d'un Pouvoir qui préfère la politique du populisme à celle qui doit obligatoirement sortir de la rigueur scientifique et du réalisme de la gestion lesquelles n'obéissent qu'aux principes de la compétence dans toute sa diversité, et non aux règles da la compromission et de la soumission. Sur les vérités d'un gouvernement qui se parle à lui-même et dont le rôle se limite à faire… impression. Quand on a, par exemple, un ministre de la Communication qui passe son temps, depuis son installation, à faire la leçon aux journalistes sur ce qui est crédible ou pas, alors que le monde de la presse étouffe et risque à moyen terme de disparaître, on a une idée globale de l'absence de stratégie gouvernementale sur les questions épineuses de développement qui se posent au pays. Quand on a un chef du parti dit majoritaire qui n'a aucun programme politique de développement et qui passe son temps à dénigrer les adversaires du régime pour justifier sa présence, on comprend mieux où se situe l'intérêt du sérail. Mais c'est le choix qui vient d'en haut et qui nous renseigne sur le contenu de la sélection de nos décideurs. Entre compétence et docilité… le système ne s'embarrasse d'aucun scrupule. Et cela inspire sûrement le mot de la fin de cette chronique à travers ce sentiment de dépit de notre illustre économiste qui a été forcé à l'exil pour se sentir dans son élément : «Je suis las de faire analyses sur analyses, interviews après interviews, publications après publications, conférences après conférences, pour n'en voir ressortir que… rien !»