Lorsqu'au printemps et en été 1962, les Européens quittèrent en masse l'Algérie en direction du Nord, les villes algériennes se sont retrouvées du jour au lendemain dépeuplées offrant un parc de logements immense à un «envahissement» d'un nouveau genre. Alger et Oran avaient ainsi perdu les deux tiers des habitants qui l'occupaient avant l'indépendance, laissant à l'abandon leurs biens immobiliers, appartements, villas, commerces, etc. Cette image était également fortement observée à Bône (Annaba), Constantine, Oran, Tlemcen et dans pratiquement toutes les villes du pays. Le parc logement, de ce qui sera appelé «les biens vacants», sera vite résorbé par les autochtones d'abord, habitants algériens des villes, natifs de celles-ci, anciennement entassés dans les vieux tissus urbains à l'écart des quartiers européens. Puis les centres urbains observeront un déplacement de populations issues pour la plupart du milieu rural. Le potentiel humain urbain ne fera donc, dans un premier temps, que résorber le vide laissé par le départ massif de ce qui est communément appelé «les pieds-noirs». Mais l'exode à vecteur unique en direction des villes ira en s'accentuant, particulièrement au milieu des années 1970 où nos agglomérations conçues pour la plupart durant la période coloniale verront leurs infrastructures de base complètement dépassées. La généralisation de l'enseignement fera que les jeunes ne voudront plus retourner à la terre, particulièrement les diplômés issus de la faculté d'Alger et des grandes écoles qui constituaient en ce temps là (fin des années 1960, début des années 1970) le seul pôle universitaire national. Normal quand on connaît la rareté de débouchés professionnels relevés à l'intérieur du pays. Face à l'afflux des populations rurales, à la diversité du langage, à la tonalité des accents parlés ainsi qu'aux dénominations différentes pour un même objet, les natifs des villes vont adopter une sorte de fausse «noblesse» en revendiquant la paternité de la citadinité et du savoir-vivre… La tendance ira vers le rejet de l'autre par la moquerie et la condescendance. Des indicatifs nominaux stigmatisants sont créés à l'intention des «envahisseurs» (kerrouche, goubi, chebrag…) afin d'en définir l'appartenance communautaire quand les localisations géographiques ne vous renvoient pas carrément à votre région d'origine : houmet Ledjouadjla (Jijeliens), zenket Staifias (Sétifiens), dar Leqbaïl (la maison des Kabyles), comme pour désigner leur installation récente et leur regroupement communautaire. Cette distinction est également faite pour souligner et prononcer leur incivilité au milieu des «âmes biens pensantes» qui se dénomment «ouled leblad» (les autochtones natifs de la ville). Rien de bien méchant, sauf que les ouled leblad, dépositaires supposés d'une certaine citadinité, imputent à ces «néo- urbains» un comportement inadéquat avec les usages de la société urbaine, éduquée, cultivée et ordonnée. Quand ils n'ont pas carrément dénaturé l'espace urbain par des réflexes de la vie rural (élevage de poules, étables improvisées de moutons, etc.) des actions inesthétiques (barreaudage, squat d'un espace commun…) ou par des constructions non adaptées au cadre bâti (baraques, bidonvilles, extension non réglementaire, etc.). La tendance à l'exode rural accélérée, observée au cours des quarante dernières années, a fortement irrité ouled leblad. Les constructions illicites donnant naissance très vite à des bidonvilles tentaculaires à l'orée et à l'intérieur des ensembles urbains ont été un grave problème pour les autorités locales et pour les citadins. Le gouvernement, depuis le début des années 1980, a fait l'effort de les éradiquer en relogeant les habitants de ces constructions illicites dans les nouvelles zones d'habitat urbain (ZHUN). Ce fut un appel d'air. La rumeur populaire distille que sitôt les relogements effectués, beaucoup de bénéficiaires revendaient leur nouvelle habitation et allaient ériger ailleurs une autre baraque dans l'attente d'un nouveau recensement… Pendant ce temps, les ouled leblad s'entassaient dans des logements vétustes sans attirer l'attention des autorités publiques. Ils vivent encore cette «omission» comme une frustration, une quasi injustice de voir ces dernières accorder la priorité aux «nouveaux venus» et d'oublier complètement les gens natifs de la ville «qui ont eu la décence de ne pas aller ériger une baraque», comme beaucoup de ouled leblad se plaisent à le redonder les tenants de la «citadinité algéroise». Cette forme de socio-ségrégation n'est pas uniquement ciblée en direction des gens nouvellement installés en ville. Elle nourrit également une tendance séparatiste à l'intérieur d'une même ville. A Alger on l'appelle le houmisme. El houma est une distinction géographique localisée qui définit des gens solidaires habitant un même quartier. C'est une posture sociale qu'on observe particulièrement à Alger et Oran. Là aussi, il existe des quartiers plus légitimement citadins que d'autres, notamment les anciennes structures «traditionnelles». El Hamri à Oran est pour les natifs de ce quartier plus oranais que d'autres quartiers de la ville. Dans la capitale, les gens ont une sacrée fierté de se dire natif de La Casbah comparativement à ceux occupant les anciens quartiers européens ou les habitants des grandes banlieues. Il est bien heureux que ces comportements superficiels ne se traduisent pas par un état d'animosité visible et actif. Il sont nés des frustrations que compriment les gens des villes qui continuent à se persuader qu'ils sont un modèle de référence d'une citadinité que les nouveaux venus ont peine à s'inculquer du fait de leur regroupement communautaire ou de leur refus de se départir d'un certain mode de vie ou d'une certaine culture rurale. Heureusement que tout ça n'est que littérature et verbiage sans conséquence sur les rapports de bon voisinage entretenus intra-muros donc sur la cohésion sociale…