Pour son premier rôle au cinéma, Amazigh Kateb a décroché le prix de la meilleure interprétation masculine au 2e Festival de Annaba du film méditerranéen qui s'est déroulé du 6 au 12 octobre. Le chanteur a campé le personnage de Noureddine dans le film de Salem Brahimi Maintenant ils peuvent venir (Conte de nuits noires, en arabe), inspiré d'un roman d'Arezki Mellal. Le film revient, à travers l'histoire d'un couple, sur les tourments et les déchirements de la décennie noire en Algérie. De la chanson, vous passez au cinéma. Parlez-nous de cette «transition», ce passage ? Pour moi, les arts se touchent. Et l'art est là pour que les êtres humains se touchent. A notre époque, l'image a de l'importance et de la puissance. Quand on est artiste et musicien et quand on développe une opinion, on a intérêt à maîtriser l'image et son langage. Plus on apprend les métiers d'expression et de diffusion, mieux c'est, comme les cordes qu'on rajoute à son arc. Donc, ce n'est pas une transition pour moi, mais une expérience qui me donne d'autres idées. Maintenant, je pense à des travaux en images lorsque je développe des projets musicaux. Des documentaires, par exemple. Mon expérience au cinéma me permet de démystifier le côté très technique de cet art. Comment vous êtes-vous adapté justement au rôle de Noureddine dans le film de Salem Brahimi ? J'ai comprimé mes émotions. Noureddine subit beaucoup, sa mère, sa femme, l'Algérie des années 1990. Il est en souffrance, essaie de ménager le chou et la chèvre, être toujours conciliant, rester dans une sorte de neutralité. Mais il n'arrive pas à être neutre. Il est difficile de rester neutre en Algérie. Camper un personnage, qui est à l'opposé de moi, m'a obligé à jouer. Je suis d'un tempérament explosif, un peu nerveux, impulsif. Je ne peux pas subir sans réagir. Entrer dans une autre peau était un exercice pour moi. Comment avez-vous accepté d'être dirigé sur le plateau de tournage alors que vous menez vos projets musicaux en chef ? J'étais dans une expérience nouvelle avec d'autres règles. Dans le cinéma, il y a la hiérarchie avec un plateau où il y a des scripts, des assistants, des acteurs... beaucoup de choses à gérer. Etre dirigé ne me pose pas de problème. La direction d'un réalisateur dans le cadre d'un tournage, c'est un peu comme le public dans un concert. Le public dit au chanteur si son interprétation est fausse ou pas, ou si sa voix porte ou pas. Une relation de confiance s'est instaurée entre moi et Salem Brahimi lors du tournage. Non seulement j'accepte d'être dirigé, mais je demande à l'être. Il y a une organisation dans un tournage parce que sans capitaine le navire coule. J'ai accepté d'être dirigé à 100%, contrairement à un acteur professionnel qui pourrait dire à un moment au réalisateur : «C'est faux ce que tu fais»... En musique, lorsque je reçois une commande, je préfère qu'on me dise exactement ce qu'on veut, qu'on me donne une référence sonore. Dedans, je construit mon carré de liberté, j'ajoute ma petite sauce. Je n'aime pas qu'on me dise «fais ce que tu veux», car ça ne serait pas une expérience enrichissante. L'amorce de la création serait difficile, si on ne me précise pas dès le départ ce que l'on cherche... Vous avez lu le roman d'Areki Mellal et le scénario proposé par Salem Brahimi. Cette lecture vous a-t-elle convaincu d'accepter le rôle dans le film dès le début ? Oui, c'est après la lecture du livre que j'ai accepté. Salem Brahimi m'avait dit si j'étais intéressé par le cinéma, j'ai répondu que dans l'absolu, je n'étais pas contre. Donc, il m'a invité à lire le roman avant le scénario. Le roman m'a beaucoup plu. La dernière scène a fait que j'accepte le rôle. Une scène dure. Durant la décennie noire, l'Algérie a pris ses enfants et les a broyés. Dans ma musique, je le dis autrement. Je chante l'Algérie qui vieillit et qui tue celle qui est en train de naître. Est-ce que l'espoir existe pour vous. Dans Maintenant ils peuvent venir, nous avons l'impression qu'il n'y a plus d'espoir, d'où la scène que vous évoquez... L'espoir existe. Il est dans le peuple. Comme toujours. Le véritable laboratoire social et politique est en bas. C'est l'Algérie de la rue, de la ville, de la campagne, du douar, de la montagne. C'est cette Algérie-là qui représente un espoir. Par contre, l'Algérie politique, l'Algérie du pouvoir est en train de péricliter. Une Algérie à bout de souffle, économiquement éreintée, sans production. Une Algérie qui a basé toute sa politique et son économie sur les hydrocarbures et le dopage des produits de première nécessité. Il y a beaucoup d'espoir chez les gens qui en ont le moins et il n'y a pas d'espoir chez les gens qui pourraient en avoir et en donner. Mon espoir est chez les gens qui continuent de créer, de croire à une Algérie verticale. Elle existe. Ils la voient tous les jours. Vous êtes parfois critique vis-à-vis des artistes algériens. Pourquoi ? Beaucoup d'artistes algériens ne remplissent pas leur rôle au sein de la société. Il y a plein de choses que les artistes pourraient faire en termes de regroupement, de lien social, de travail politique, culturel et éducationnel. Il faut dire que les khobzistes sont là. On peut manger du pain en faisant honnêtement son travail. Ce n'est pas indissociable. Nous sortons d'une époque violente avec un rouleau compresseur à la fois idéologique et militaire. Depuis la décennie noire, je n'assiste à rien d'institutionnel ou d'officiel qui renverse la vapeur de ce qu'a semé le terrorisme. Bien au contraire ! Je vois un arrangement avec ces mouvances qui ont trucidé l'Algérie. Comment expliquer qu'un Madani Mezrag ait accès à la télévision pour revendiquer des crimes ? C'est impensable. A suivre cette logique, on peut devenir assassin et se faire pardonner dix ans après. Un cheikh Chemsou qui déballe ses stupidités à la télévision, c'est tout le contraire de ce qu'il faut faire après une décennie noire. Après cette décennie, j'aurais aimé qu'on mette la religion là où elle est. En termes d'image, d'idéologie et de culture, l'islam a le plus souffert durant les années 1990. Vous plaidez pour la réhabilitation de l'islam des ancêtres... Oui. Pourquoi pas ? Et pourquoi on est braqué sur le Qatar et l'Arabie Saoudite ? Nos ancêtres étaient musulmans. Mon grand-père faisait la prière à sa manière, pas comme les salafistes ou les wahhabites. Mon grand-père était un homme libre. Lui et sa génération n'étaient pas dans un islam de moindre intensité. Ils étaient dans un véritable islam du cœur. Aujourd'hui, nous sommes dans un islam médiatique, un islam importé, un islam 2.0. L'Algérie ne combat pas cet islam 2.0, celui qui est représenté par Daech, lequel Daech roule pour l'Amérique, Israël, les Occidentaux. L'Algérie n'a pas besoin de Grande Mosquée à Alger. Elle a besoin d'hôpitaux, de routes, d'eau dans les douars. A Bir Bouhouche, vers Sedrata, le douar de ma tante paternelle, j'ai vu une splendide mosquée. En fait, cette mosquée est la deuxième du village. Chez ma tante, j'ai trouvé des jerricans parce que l'eau était coupée. Alors comment peut-on construire une mosquée sans alimentation en eau ? Je ne suis ni contre l'islam ni contre les mosquées, mais il y a tout de même des priorités. On ne fait pas tourner un pays avec les mosquées, sinon ça se saurait. Il y a un moment où il faut dire les choses, ne pas avoir peur d'être dans la polémique ou dans la contradiction. Je n'ai pas envie d'être d'accord avec tous les Algériens et je ne veux pas que tous les Algériens soient d'accord avec moi. Il faut qu'il y ait un débat dans ce pays. On le sent très bien. Les Algériens ont besoin de parler. Ce besoin d'expression est viscéral chez nous. Vous préparez un documentaire sur votre carrière musicale. Qu'en est-il ? Ce projet est né avec la tournée de Gnwa Diffusion aux Etats-Unis l'année dernière. Un jeune réalisateur, qui s'appelle Amin Kouider, qui n'est pas le chef d'orchestre qui porte le même nom, nous a suivis. Je lui ai accordé une grosse interview. On s'est revus à Alger cet été. On s'est dit qu'on allait faire quelque chose sur la tournée américaine. Il y a pas mal d'images, des lives et un propos de 52' à découper. Après visionnage, on s'est rendu compte que des images nous manquaient et que mes déclarations n'étaient pas suffisantes. En étant à Alger, j'avais envie de dire autre chose. Donc, on a refait l'interview. Le documentaire ne pouvait pas être réalisé uniquement avec les images de la tournée aux Etats-Unis. Il fallait donc faire une rétrospective de tout le travail depuis Gnawa, en passant par le marché noir jusqu'à Argel de la Havana, mon dernier projet. Argel de la Havana, l'album sur lequel vous travaillez actuellement... Absolument. C'est un travail avec les Cubains, un mix des traditions gnawa et afro-cubaine. C'est comme un nouveau diwane. A Cuba, il y a un diwane avec beaucoup de percussions et des voix. Donc, il y a de la place pour le gumbri, le oud, le mandole, le banjo, les cordes en général, bref, tous nos instruments. C'est une aubaine ! Quand j'ai découvert ce diwane à la Havane, je me suis dit : c'est cela la route à suivre. En plus, ça rejoint le constat que je fais, à savoir que nous ne sommes pas assez universalistes dans notre identité et dans nos projections. Nous ne sommes plus dans l'universel, alors que par le passé nous l'étions. L'Algérie faisait partie de l'international. Aujourd'hui, nous sommes dans le monde musulman globalisé. L'album Argel de la Havana, qui sera enregistré en live, sera prêt au printemps 2017. A travers cet album, j'essaie de réveiller une conscience, qui est celle de la tricontinentale, qui est celle du passé de l'Algérie. Si l'islam 2.0 semble fonctionner, la raison est liée à la perte d'identité et des pouvoirs corrompus. Des pouvoirs qui se comportent comme des colons avec leurs peuples. (...) Dans nos pays, il n'y a plus la figure du courage. Regardez comment on a tué notre Révolution qui est notre mythe fondateur. Puisqu'on a tué la Révolution, autre chose prendra sa place. La nature a horreur du vide. Nous avons intérêt à travailler sur notre identité d'une manière universelle. Le projet Argel de la Havana est une réponse à cette préoccupation. Ouvrons- nous au monde ! L'islam n'est qu'une partie de notre culture. Quand j'ai le mal du pays à l'étranger, je prends un plat de haricots blancs dans une ambiance châabie, je n'écoute pas le Coran ou Qassaman ! Il faut dire à certains qu'être musulman n'est pas un métier.