Qu'est-ce qui a bien pu amener Smaïl Goumeziane à s'intéresser de si près à l'Islam dans le monde présent ? Docteur en économie, ce fils d'émigré avait rejoint l'Algérie à l'indépendance pour se mettre au service du jeune Etat, épisode dont il fait le récit dans Fils de Novembre (Paris-Méditerranée, 2004). Il a occupé des postes d'encadrement dans l'antique ministère des Industries légères et dirigé des entreprises publiques d'agro-alimentaire avant de devenir, de 1989 à 1991, ministre du Commerce dans le gouvernement Hamrouche. Une fois ce dernier débarqué, Goumeziane finira par quitter le pays après l'interruption des législatives de 1992, puis le déchaînement de violence pour se consacrer à l'enseignement, la recherche et la publication. Sans être prolifique, il s'est distingué par une production éditoriale régulière dont on peut distinguer deux périodes. Avec Le mal algérien (Fayard, 1994), Le pouvoir des rentiers (Paris-Méditerranée, 2003) et La Tiers-mondialisation (Corlet, 2005), il s'inscrit plutôt dans l'économie politique et les relations internationales en référence directe à sa formation et son expérience. Puis, avec Ibn Khaldoun, un génie maghrébin (2006), Algérie, histoire en héritage (2012) et L'Algérie et le nouveau siècle (2013), tous parus chez l'éditeur algérois, Edif 2000, et aux éditions parisiennes Non Lieu, il opère un tournant, se retrouvant plutôt sur les champs de l'histoire, de l'anthropologie et de la prospective. Voilà qu'il publie chez les mêmes éditeurs L'Islam n'est pas coupable qu'il a présenté au 21e Salon international du Livre d'Alger (qui s'achève aujourd'hui) en participant, de plus, à la rencontre «Islam-Occident : du dialogue au doute ? proposé par cette manifestation. Si le titre du livre peut laisser penser à un pamphlet, avec tout ce que le genre peut supposer de péremptoire, il s'agit en fait d'un plaidoyer serein et parfaitement structuré. Et même d'une plaidoirie bien que, d'emblée, l'auteur affirme que ce livre «n'est pas celui d'un avocat de l'Islam (en aurait-il besoin ?)» et précisant en outre qu'il n'est que «le fruit des analyses d'un citoyen qui, sans être ‘‘expert'' des questions théologiques et du terrorisme, réfléchit sur les difficultés de la convivance…». Il nous précise d'ailleurs que ce «joli mot», qui vient condenser la formule du «vivre ensemble» a été adopté en 2015 par l'Académie française et découlerait d'un certain «convivencia», mot espagnol lisible en référence à l'Andalousie musulmane. Ces balises établies, Smaïl Goumeziane entame sa démonstration. Même s'il se défend d'être inscrit au barreau de l'histoire, il utilise toutes les techniques d'une défense en répondant, point par point, à un réquisitoire qui apparaît çà et là dans son texte. Tout y passe : la réfutation des arguments de l'accusation, la production de pièces à conviction, la convocation de témoins à décharge… Il ne manque que la robe et les effets de manche. Non, en fait, il manque aussi et surtout le ton déclamatoire et véhément des avocats. C'est l'envers d'une plaidoirie qui se présente au lecteur mais, par son effet miroir, elle laisse entendre toute la passion qui couve sous la rhétorique construite avec calme et rigueur. Pour reconstituer «la scène du crime» (celui qui consiste à attribuer à l'Islam les atrocités commises en son nom), l'auteur remonte bien en amont. Le déroulé des chapitres peut indiquer la logique comme la stratégie d'une démarche qui débute à l'aube de l'Islam pour traverser quatorze siècles. Le livre offre ainsi un condensé du monde musulman et de son évolution à partir de ses contradictions internes et de ses confrontations externes. Un condensé qui, peut-être, n'apprendra rien à un spécialiste de la question (mis à part le point de vue de l'auteur), mais peut apporter à un large lectorat un panorama didactique de cette histoire complexe fondé sur ses faits saillants. Montant en crescendo (c'est d'ailleurs une des techniques discursives de la plaidoirie juridique), le pic est atteint au huitième chapitre avec la déconstruction de la mythologie de Daech. Pour cela, Goumeziane développe un argumentaire simple : Daech n'est pas un Etat, Daech ne dispose pas de ressources légales, Daech n'est pas islamique, et Daech ne pratique pas le djihad. Pour chacune de ces affirmations, il présente les éléments qui corroborent sa pensée même si, parfois, la condensation des faits peut produire un effet de raccourci. Mais il a écrit un livre qui s'intitule L'Islam n'est pas coupable et non pas L'Islam est-il coupable ? et, en cela, il demeure fidèle à sa proposition, ne cherchant pas à tromper le lecteur et lui apprenant sans nul doute quantité de faits, de chiffres et de citations. Il ne cherche pas non plus à mettre sur le seul dos de Daech tous les malheurs du monde musulman, faisant bien apparaître ce Frankenstein de l'histoire comme le produit monstrueux d'un laboratoire où ont œuvré de concert ou alternativement les grandes puissances de la planète, les Etats déliquescents du monde arabe et musulman et les dérives d'un système économique mondial qui a sublimé le profit comme jamais peut-être auparavant. Smaïl Goumeziane projette enfin ses idées d'avenir en recommandant de s'attaquer «aux racines profondes du mal» et en donnant des perspectives à une situation qui ne cesse d'empirer. Etablissant des connexions possibles entre Islam, citoyenneté et démocratie, son livre passionnant qui embrasse le passé le plus lointain et l'actualité la plus chaude mérite le détour.