Intervenant dans le cadre du Sila, l'éminent économiste et chercheur pluridisciplinaire, et également ancien ministre au début des années quatre-vingt-dix, Smail Goumeziane, a su dresser un tableau des plus clairvoyants sur la thématique «Islam-Occident, du dialogue au doute». Un thème qui a été proposé par les organisateurs du Sila qui voulaient, au départ, intituler la rencontre autour de la question: «Où va le monde?» Mais après réflexion, il s'est avéré qu'il fallait rester tout près de la problématique qui préoccupe le monde aujourd'hui. Et Smail Goumeziane a su éclairer l'assistance présente en nombre important à la salle des conférences Ali-Maâchi de la Safex. D'emblée, le brillant conférencier se posera des questions sur la nature du thème de la conférence. Smail Goumeziane s'interrogera d'ailleurs: «Le thème de notre débat, «Islam et Occident: dialogue ou doute?», pour intéressant qu'il soit, n'en est pas moins ambigu dans sa formulation. Peut-on parler de dialogue entre une religion, l'islam, et un espace géopolitique aux frontières fluctuantes appelé l'Occident? Plus encore, doit-on parler de dialogue alors que la confrontation dans le monde musulman, et avec celui-ci, est une règle quasi immuable depuis des siècles?». L'orateur estime que si la réponse est positive, au-delà de l'actualité immédiate, ne faudrait-il donc pas inscrire ce dialogue dans le temps historique? Ne faudrait-il pas alors parler de dialogue interreligieux ou de dialogue entre les Etats occidentaux et les Etats musulmans? Ne serait-il pas, s'interroge Goumeziane, indispensable d'inclure dans ce dialogue le rôle, la place et le sort des sociétés civiles? «Mais alors, pourquoi le doute se serait-il installé, ou devrait-il s'installer, entre ceux qui, malgré tout, ne cessent de maintenir et d'élargir le dialogue? Le temps des conflits se serait-il définitivement imposé au temps du dialogue, celui de la guerre à celui de la paix? Si oui, le terrorisme aveugle et la brutalité extrême avec laquelle il a surgi en serait-il la cause principale, voire unique?», se demande encore l'auteur du livre: L'Islam n'est pas coupable. Smail Goumeziane a rappelé, en outre, que le monde musulman est devenu l'épicentre des confrontations et des violences de l'après-Guerre froide. Pis encore, l'espace musulman est devenu le plus grand charnier à ciel ouvert de l'après-Guerre froide, dont les populations musulmanes demeurent les principales victimes. Smail Goumeziane a révélé que depuis les années 1980, celles de l'émergence de la mondialisation, de la fin de la Guerre froide, de l'expansion de l'islamisme politique et du terrorisme, et des guerres en Afghanistan et en Irak, les différents conflits étendus à toute la région se sont soldés par près de trois millions de morts, en très large majorité musulmans, par plus de dix millions de personnes déplacées et par plusieurs millions de réfugiés. Selon l'orateur, il semble qu'il n'y ait aucune perspective à court terme pour que cela s'arrête: «Ni en Palestine ni en Afghanistan ni en Irak ni en Syrie ni en Libye... sans oublier le Yémen. Ni dans bien d'autres pays musulmans dont la situation politique, économique ou sociale est des plus fragiles.» Quant aux analystes qui veulent à tout prix incriminer la religion musulmane dans ce qui se passe dans le monde aujourd'hui, Smail Goumeziane répond: «Dans ses textes et dans sa pratique historique, il est aisé de montrer que ce n'est pas la religion qui refuse de se séparer du politique, mais c'est l'inverse. L'Islam a créé l'homme libre, y compris de croire ou de ne pas croire, et responsable de son destin terrestre, laissant le soin au Créateur de le juger pour l'Au-delà. En effet, c'est justement parce que Dieu l'a créé libre que l'homme est responsable de ses actes. Pour autant, tout au long de l'histoire, et dès la mort du Prophète (Qsssl) les politiques n'ont cessé d'instrumentaliser et de soumettre la religion au service des pouvoirs humains. C'est dire que ce sont bien les pouvoirs humains qui, sous l'emprise d'intérêts contradictoires, refusent la liberté aux hommes et non la religion. Ce sont ces mêmes pouvoirs humains qui sont responsables des conflits et de la manière plus ou moins violente dont ils sont gérés.» Pour étayer sa thèse, Smail Goumeziane rappelle par ailleurs que dans tous les conflits menés depuis une trentaine d'années dans l'espace musulman, ce sont d'abord et très majoritairement des musulmans, hommes, femmes et enfants qui en sont les victimes. «Dans ces conditions, vouloir culpabiliser l'Islam reviendrait à déresponsabiliser les véritables coupables humains de ces tueries et de ces massacres. Dans les pays musulmans, mais aussi en Occident. Pour ces raisons, aujourd'hui encore, même la démocratie nationale des pays occidentaux, sa pratique hégémonique de la liberté pour les uns et de la domination et de l'oppression pour les autres, ses visées impérialistes et néocoloniales, son moneythéisme ou religion matérialiste de l'argent, ses injustices et ses inégalités criantes n'ont rien à envier aux pouvoirs autoritaires des pays musulmans.» L'orateur souligne aussi que le terrorisme aveugle, d'où qu'il vienne, n'est que l'avatar le plus monstrueux et le plus tragique de toutes les violences politiques, économiques, sociales et même cultuelles, engendrées par toutes ces convoitises et les luttes d'intérêts qu'elles suscitent. «Dès lors, qu'on ne s'y trompe pas, ce terrorisme djihadiste, comme d'autres mouvements extrémistes ou sectaires avant lui, n'est pas un produit de l'Islam, ni de la seule histoire musulmane, mais celui de l'époque, de ses tensions, de ses distorsions, de ses violences, de ses injustices et de ses désespérances», a encore souligné Smail Goumeziane. Un long débat a suivi cette excellente intervention et a permis du coup de voir le problème des violences inouïes que vit l'humanité depuis une vingtaine d'années sous un angle nouveau et des plus perspicaces. Celui de Smail Goumeziane, qui développe avec autant d'acuité, mais plus longuement, dans son nouveau livre: L'Islam n'est pas coupable paru aux Editions Non-Lieu.