A Ghazaouet, au nord-ouest de Tlemcen, les habitants continuent à faire face aux émanations des gaz et déchets toxiques émis par l'entreprise publique de production de zinc, Alzinc. Selon des médecins, plusieurs maladies sont devenues courantes dans cette région. A Tlemcen, un malade sur trois qui décède suite à un malaise cardio-vasculaire et un autre sur deux atteint d'un cancer du poumon viennent de Ghazaouet. «L'Etat doit prendre ses responsabilités. Cette usine de production de zinc (Alzinc) a déjà emporté plusieurs vies et pourri le quotidien de tous les habitants de Ghazaouet depuis plus de 40 ans. Ce calvaire doit s'arrêter. Nous ne pouvons plus subir cette situation. Y en a marre. Basta !» Les habitants de Ghazaouet, ville située à 70 km au nord-ouest de Tlemcen, près de la frontière algéro-marocaine, tirent pour la énième fois la sonnette d'alarme et dénoncent «l'émission de gaz et le rejet des déchets toxiques par l'entreprise publique Alzinc». Ils appellent l'Etat à «intervenir pour mettre fin à la catastrophe qui n'a que trop duré», selon leurs déclarations recueillies sur place. «L'usine Alzinc dégage un gaz toxique qui pollue toute la ville. Il rend la respiration difficile et, de toute façon, nous n'avons nulle part où aller pour l'éviter, aucun refuge, car la fumée enveloppe à longueur de journée toute la région», dénoncent les meneurs de la dernière manifestation contre l'usine, organisée début novembre, rencontrés dans une cafétéria près du siège de l'entreprise. «Ce n'est pas tout, Alzinc déverse ses déchets liquides et toxiques dans la mer et entrepose ses déchets solides à ciel ouvert près des habitations. Nous avons tout fait pour arrêter ce massacre, mais rien n'a changé depuis. L'Etat se soucie peu de l'environnement et de la santé du peuple.» Dans cette petite ville côtière paisible de près de 40 000 habitants, beaucoup de choses ont changé depuis l'implantation de cette usine dans les années 1970. Construite sur la plage, Alzinc occupe, avec le nouveau port, toute la côte de Ghazaouet. Depuis, les habitants ne peuvent plus s'y rendre durant l'été et aucun espace de baignade n'est propice pour faire trempette. Pour se rafraîchir pendant les chaleurs suffocantes de l'été, les Ghazaouis investissent les quais du port. Alors qu'ils savent que des déchets toxiques sont jetés à la mer, beaucoup de jeunes prennent encore des risques en allant se prélasser sur les quelques mètres carrés de sable qui séparent les murs de l'usine de la plage. Déchets solides Ici, les pêcheurs affirment qu'il leur est arrivé de remonter des poissons aveugles. Des militants associatifs, soucieux de la question environnementale, parlent de mouettes retrouvées mortes près des décharges. Les habitants, eux, recensent leurs cancéreux, les personnes mortes par arrêt cardiaque ou atteintes de maladies pulmonaires, mais aussi celles présentant des fragilités d'ossements constatées au fil du temps. Mais après plus de 40 ans d'émissions de gaz toxique, les habitants ont fini malgré eux par s'y habituer. En ville, l'odeur est asphyxiante, mais seuls les nouveaux visiteurs peuvent s'en rendre compte. A Ghazaouet, les populations sont cernées par les décharges publiques. A Adès, à quelques centaines de mètres du centre-ville, Alzinc avait utilisé un Centre d'enfouissement technique (CET) pour déposer ses déchets solides. Aujourd'hui, ce dernier est non seulement chargé à bloc, mais ne trouvant plus d'espace, l'entreprise a décidé de déposer ses déchets aux alentours de l'entrepôt. Sur le panneau planté à l'entrée de la décharge, il est indiqué que cette dernière est gardée et ne peut supporter que 200 000 tonnes de déchets solides. Mais vu l'état dans lequel elle se trouve actuellement, le site paraît non seulement surchargé, mais aussi abandonné. Seul un grillage fait office d'enclos. Le portail, lui, reste ouvert aux humains comme aux animaux. Ce n'est pas tout, comme la ville est dépourvue de son CET, les services de la commune déposent, au grand regret des habitants, les déchets organiques de ces derniers à ciel ouvert devant l'entrepôt d'Alzinc. Le tout à côté des habitations, notamment une école primaire. Ici, pour qu'ils puissent regagner leurs classes, les élèves sont obligés de marcher sur les déchets. L'image est presque irréelle. Quand sur cette colline qui domine la vallée les humains, les mouettes et les chiens se joignent à ce paysage, cela donne la chair de poule. CET Plus tard, nous avons appris que ce CET n'est pas le seul utilisé par Alzinc. Sur une falaise qui donne sur l'usine, la ville et la mer, «plus de 400 000 tonnes de déchets solides ont été déposés à ciel ouvert par l'entreprise», indique le docteur Mohamed Mibarki, généraliste assermenté auprès des tribunaux, originaire de Ghazaouet, qui nous avait accompagné sur place. «L'usine est rongée par l'érosion à cause des acides. Le système d'électrolyse de zinc fonctionne de la même façon, mais avec un vieux matériel encore. Aujourd'hui, il engendre malheureusement plus de dégâts», alerte-t-il. Ancien patriote durant les années de lutte antiterroriste, cet ancien compagnon des fondateurs de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l'homme, détenu en 1985 à Berrouaghia (Médéa), rebelle comme le décrivent les habitants d'ici, n'a pas sa langue dans sa poche. «Chaque produit de ces minerais rejetés par Alzinc a son degré de toxicité. Mais les plus dangereux d'entre eux restent les produits arsenics. L'usine s'est arrêtée pendant plus d'une année, ce qui a permis aux algues de réapparaître et aux moules de se régénérer. Mais il a fallu que l'usine redémarre pour que tout disparaisse, regrette-t-il. Il y a un danger imminent pour les humains qui continuent encore à consommer le poisson de nos côtes. Ces déchets toxiques ont un effet cumulatif et ne disparaissent pas. D'où le risque de les retrouver dans le corps des poissons comme le rouget où on trouve souvent des résidus de sable. J'ai à maintes reprises conseillé à nos marins et nos concitoyens de ne plus en consommer, en vain.» Mohamed Mibarki avoue qu'«il reçoit de plus en plus de cancéreux dans sa clinique privée depuis quelques années». «Il n'est pas normal de constater qu'à Ghazaouet il y a plus de malades atteints d'un cancer pulmonaire qu'à Maghnia qui nous double en termes de population. Mes confrères de l'hôpital de Tlemcen m'ont affirmé qu'un malade sur trois qui décède suite à un malaise cardio-vasculaire et un autre sur deux atteint d'un cancer du poumon viennent de Ghazaouet», s'inquiète-t-il. Cancer du poumon A Remla, l'un des quartiers les plus vulnérables et les plus exposés aux gaz toxiques, aux côtés de Chfek et Houdh Ameur, un quarantenaire atteint d'un cancer du poumon a perdu la vie il y a un mois. Père de trois enfants, Houari ne serait pas le seul, selon son voisin Youcef Khiar, trentenaire, rencontré en ville. Contestataire lui aussi, Youcef affirme que «deux femmes de son quartier sont mortes cette année de la même maladie». A l'hôpital de Ghazaouet, Alzinc demeure un sujet tabou. Personne n'a manifesté son envie de faire notre rencontre et discuter du sujet de la santé publique qui préoccupe les habitants. Au niveau du service de la médecine interne du même établissement qui prend en charge entre autres les cancéreux, le nombre de femmes dépasse largement celui des hommes. Dans l'après-midi, un cadre a fini par accepter de nous recevoir. Sous l'anonymat, il a avoué qu'il adhérait à la thèse avancée par le Dr Mibarki, mais sans pour autant nous fournir de chiffres ou plus d'explications sur la question. «Il est évident qu'il existe une relation entre toutes ces maladies et l'usine. Cette dernière a eu un impact négatif sur la santé publique à Ghazaouet. Le nombre de malades atteints d'un cancer ou ayant des problèmes cardio-vasculaires, comparé à la densité de la population, est tellement flagrant. Mais, malheureusement, nous ne pouvons l'affirmer car il n'y a pas encore d'étude pouvant le prouver», explique-t-il. Nous nous sommes rendus à l'usine, mais les responsables de cette dernière, notamment son président directeur général, n'avaient pas souhaité nous recevoir. Nos tentatives répétées pour joindre le président de l'assemblée communale de Ghazaouet, Salah Ahmed, ont essuyé un refus de sa part. Seule la responsable de la santé, de l'aménagement et de la protection de l'environnement auprès de la commune, Mme Nebbache Samira, a accepté de répondre à nos questions. Cette dernière «n'a pas infirmé les informations relayées par les habitants», mais elle a avoué, comme l'a mentionné le cadre de l'hôpital, qu'il n'existe pas «d'étude indiquant un quelconque lien entre ces maladies et les gaz et déchets toxiques d'Alzinc». Nemours Lors d'une rencontre qui a réuni en septembre dernier le PDG d'Alzinc avec le chef de la daïra de Ghazaouet, les élus locaux et les membres de la société civile, le Dr Mibarki avait exhorté ces derniers à demander aux ministères compétents «le déclenchement d'une enquête pour relever l'impact réel de l'usine sur la santé des citoyens». «Je leur ai même proposé les noms de professeurs qui ont accepté de faire partie du staff de recherche. Mais rien n'a été fait. L'APC doit aussi jouer son rôle. C'est à elle de formuler ladite demande», insiste-t-il. En l'espace d'un mois, trois actions ont été organisées par les habitants, les universitaires et les lycéens contre les émissions des gaz qui empoisonnent leur quotidien. Les comédiens de la troupe théâtrale locale, Stars of Comedy, eux aussi n'étaient pas en reste et ont pris la tête de la contestation à maintes reprises (voir encadré). Mais du côté de l'usine, les responsables n'avaient pas l'air de voir la problématique sous cet angle. Lors de la même réunion citée précédemment, le PDG d'Alzinc a avoué «son incapacité à trouver une issue définitive au problème». Comme solution temporaire préconisée, le PDG a assuré que «les émissions ne se feraient que la nuit en espérant que la fumée se dissipe pendant la journée». «Nous ne pouvons pas arrêter la production, car nous avons des engagements à honorer. Nous n'avons pas d'autre alternative», déclare-t-il. Alors que les émissions de gaz ont connu un arrêt de quelques jours, notamment après les manifestations organisées devant le siège de l'usine, ces dernières ont repris à la fin de la semaine. Les habitants se demandent où «est passé l'argent attribué par l'Etat pour la rénovation des structures de l'usine ?» Alzinc avait bénéficié d'un financement de 2100 millions de dinars, un appui financier qui devait servir «à la réhabilitation de l'ensemble des installations de production, notamment l'atelier grillage et acide, principale source de pollution». Les habitants que nous avons rencontrés souhaitent «arriver à une solution sans pour autant toucher à l'avenir des 450 travailleurs». «Nous voulons mettre un terme aux émissions de gaz et aux déchets toxiques, mais nous ne souhaitons pas que l'usine ferme. Nous espérons que les travailleurs pourront garder leurs postes d'emploi», assurent-ils. Il ne reste de Nemours (nom donné par l'occupation coloniale à Ghazaouet) ou Ad Frates, ou Les deux frères, comme l'avaient appelée les Romains, que le souvenir d'une belle ville qui avait survécu à sa propre dégradation. On dit que «le photographe a un œil qui ne trompe pas». Omar Barkat, photographe autodidacte, est témoin vivant de l'évolution de Ghazaouet. A 64 ans, il continue encore d'exercer ce métier qu'il fait depuis 48 ans. Omar Barkat raconte sa ville avant l'installation de l'usine : «A la place de l'usine, il y avait une deuxième ville à côté de l'ancienne que nous connaissons aujourd'hui. C'était une ville de plaisance, si vous voulez. Il y avait une plage d'or magnifique, un port de pêche, des entreprises de production d'anchois, des cafés-bars et une salle de cinéma appelée Ciné-Plage. Les autorités ont tout démoli pour construire cette usine. Elles ignoraient que c'est tout Ghazaouet qu'elles ont tué. L'Etat n'a pas investi, mais il nous a imposé un poison qui nous a massacrés à tout jamais.»