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«La vision du bidonville en Algérie, c'est presque comme la vision coloniale» Rachid Sidi Boumedine . Sociologue de l'urbain, auteur deBétonvilles contre bidonvilles
Rachid Sidi Boumedine est spécialiste en sociologie urbaine. Il vient de sortir un nouvel opus aux éditions APIC, un ouvrage qui fera certainement date : Bétonvilles contre bidonvilles. Cent ans de bidonvilles à Alger. Dans cet entretien, le sociologue analyse quelques aspects liés aux «faits bidonvillois» avec, à la clé, une mise en perspective historique où il revient sur la genèse des «graba» sous la colonisation. Rachid Sidi Boumedine ne manque pas de déconstruire au passage les représentations, les clichés, le vocabulaire et autres traitements essentialistes qui collent aujourd'hui encore au peuple des bidonvilles. Vous avez consacré une bonne partie de vos travaux à l'observation et à l'analyse de l'urbain et des pratiques urbanistiques. Vous venez de sortir un nouveau livre chez APIC : Bétonvilles contre bidonvilles. Cent ans de bidonvilles à Alger. Dans ce livre, vous vous êtes attaché à démonter un certain nombre de préjugés sur les «bidonvillois», entre stigmatisations et approche essentialiste, et ce, depuis le fameux L'Algérie des bidonvilles de Descloîtres & Cie. Est-ce un sentiment d'indignation contre le discours qui accable en permanence les populations des bidonvilles qui vous a poussé à faire ce livre ? Où est-ce une façon pour vous de réparer une injustice ? Non. Il faut séparer deux choses. En tant que citoyen, je suis révulsé par la manière dont on a présenté des gens que j'ai connus de très près. Etant né au Clos-Salembier, les bidonvilles constituaient un tiers de mon quartier si je compte les Européens, et 40 à 50% de la population algérienne. On oublie que des habitants des bidonvilles ont été des militants de la Guerre de Libération nationale. Quand on regarde les manifestations de Décembre 1960, sur certaines photos on voit les baraques qui se trouvent là où il y a Riadh El Feth actuellement et où a eu lieu une partie des premiers affrontements. Ces gars-là sont descendus avec leurs voisins du Clos-Salembier par El Carrière vers Laquiba et tout le monde a vu les photos de Laquiba. Personne ce jour-là n'a dit : on va marquer d'une croix bleue les habitants des bidonvilles. On les a considérés comme des Algériens, et maintenant on les oublie. Donc, il y a une part d'injustice, ça c'est vrai. Cette stigmatisation me révulse donc comme citoyen. Mais si en tant que sociologue je dois faire un travail, il ne faut absolument pas que je sois révulsé. Dans mon livre, même s'il transparaît que je demande qu'on respecte ces Algériens qui sont des citoyens comme moi, et qu'on ne les traite pas comme des moins que rien, ce n'est pas l'objet de mon travail. Il a pour objet, pour moi en tant que sociologue travaillant sur l'urbain, de traiter de la question du bidonville qui a quand même 120 ans. On pourrait même avancer que le bidonville est apparu en 1871. Au début de la colonisation en 1830, les habitants d'Alger ont quitté leurs maisons et se sont éparpillés dans le Fahs, dans les villes moyennes type Koléa, Blida, etc. Ils se sont sauvés à la campagne, où certains possédaient aussi des fermes. Et quand la répression y a, à son tour, battu son plein, les gens frappés de séquestre, dépossédés, qu'on a expulsés de leur douar, sont revenus à Alger. Et là, soit ils ont pu se reloger à La Casbah, soit ils ont été obligés de s'installer en périphérie. Certains se sont établis autour d'El Kettar, Fontaine-Fraîche et tout en haut de la Vallée de Oued Koriche, jusque du côté du Puits des Zouaves et la Tribu. C'est pour cela d'ailleurs que la Tribu a longtemps ressemblé à un village kabyle. Au début, les Français n'ont pas prêté d'intérêt à ça. Pourquoi ? Parce que les Algériens réalisaient des maisons isolées, hors de la ville, en roseaux, en utilisant cette espèce de mortier fait de paille, d'argile et de bouse de vache qui est un excellent collant en quelque sorte. Ils ont construit des maisonnettes à l'ancienne, des gourbis, (graba). C'est important de rompre avec les images toutes faites du bidonville et d'aller vers la genèse des phénomènes pour comprendre ce qu'est ou ce que représente la question des bidonvilles et ses dimensions multiples. Dans un passage de votre livre, vous écrivez : «Focaliser sur la baraque est une manière de détourner le regard du processus de la misère en action ou de son maintien». Vous dites qu'on a toujours fait une fixation sur la baraque en tant que manifestation physique du bidonville en occultant les dimensions économique, sociale, politique, qui ont présidé à sa formation. On continue à favoriser cette approche, selon vous ? Avant d'en arriver à la question de l'approche selon le point de vue que j'ai exprimé, je m'arrête sur ce point précis : la colonisation était basée sur une politique de peuplement, une politique d'expulsion des paysans de leurs terres pour asseoir sa politique d'implantation. Le fait de la dépossession a engendré des migrations vers la ville. Il convient de noter que cette migration est un acte extrêmement réfléchi et intelligent. Le Programme de Tripoli et la Charte d'Alger ont bien souligné que le bidonville, en tant que tel, résultait d'une politique coloniale, et qu'il cristallisait sous la forme d'une baraque, dans des conditions absolument épouvantables d'insalubrité, de manque de ressources, de vulnérabilité aux maladies, etc. ce mécanisme de la colonisation. Ces textes-là n'ont pas focalisé sur la baraque en tant que telle, ils disaient clairement que le problème essentiel résidait dans l'inversion de ces mécanismes d'exclusion des Algériens, pour les faire bénéficier des fruits du développement. Maintenant, on ne regarde que la baraque, et en plus on stigmatise celui qui l'a construite. Dans le meilleur des cas, il est «illicite», (ghayr charî), avec une connotation morale. On ne dit pas «illégal», on ne dit pas que la loi ne l'autorise pas, on dit «ma andouche el haqq» (Il n'a pas le droit), on le prive déjà d'un droit en tant que citoyen, celui de s'établir là où il veut si c'est ce qu'il veut. Mais en réalité, il s'établit là où il peut quand il ne peut pas avoir mieux que ça. Il faut être fou pour penser que quelqu'un préfère choisir la misère que de vivre dans une villa avec piscine. Deuxième élément : on le fait passer de l'état de victime de la colonisation, ce qu'il était dans le passé, à l'état de «commettant un délit», de quelqu'un qui commet une faute en s'installant. Et après, on va sous une forme ou sous une autre l'expulser. On se vante de pouvoir éradiquer définitivement les bidonvilles et on produit des unités d'habitation comme si on faisait des stalles pour des vaches. On croit lui donner une place alors qu'en réalité on ne lui restitue pas une «karama», une dignité, celle-là même qui était proclamée par le Programme de Tripoli, par la Charte d'Alger de 1964, et un peu par la Charte de 1976. Cela traduit la faillite ou le dévoiement des objectifs de la Révolution tels qu'ils étaient tracés à l'indépendance, la «révolution sociale» dont on disait en 1962 que la lutte armée était une chose simple par rapport à la révolution qui nous attendait. Non seulement on ne poursuit plus ces objectifs-là, mais on va à l'encontre de ces objectifs et on traite le citoyen par le mépris, comme du bétail. Puisqu'on ne regarde plus les mécanismes de la misère qui ont produit le bidonville – et je le dis avec brutalité parce que les faits le montrent –, on lui substitue, on le remplace par ce que j'appelle le «bétonville» qui va être générateur de misère sociale. Donc, bravo pour cette manière d'inverser les mécanismes de la colonisation ! Qu'entendez-vous par «bétonville» ? Qu'est-ce que c'est comme objet urbanistique ? C'est un objet non identifié. On prend des terres agricoles, de préférence riches, et on construit dessus. Dans le cas de l'Algérois, c'est très simple : il suffit de prendre les anciennes cartes des années 1970, celles qui ont été faites par le Bureau national d'études pour le développement rural (Bneder), par la Direction des études de milieu et de la recherche hydraulique (Demrh), et les autres cartes qui ont été faites, et qui montrent dans des régions type Birtouta, Douéra, Bouinan…qu'il y avait là les terres les plus fertiles et qui étaient exploitées en arboriculture. On a déraciné les arbres pour implanter des cités de recasement ou même du «promotionnel». On les a installées dans certains cas à dix mètres des autoroutes, contre la loi. On a ainsi, de plus, violé deux lois : celle qui interdit la construction hors du périmètre d'urbanisation défini par le PDAU, et celle qui interdit de construire sur des terres agricoles riches. A quoi ajouter la troisième violation, celle d'une disposition qui interdit la construction à proximité des grandes infrastructures conformément à la loi de 1990 et ses décrets d'application qui fixent les règles générales de la construction. En les installant là-bas, loin de tout, on prive ces populations des ressources d'emploi qu'ils trouvaient dans la proximité quand ils étaient en ville, même s'ils habitaient dans des conditions déplorables. On les éloigne aussi des équipements publics et d'un certain nombre de services. Ainsi, on les met en situation de paupérisation future parce qu'ils vont dépenser en transport, déjà, pour rejoindre leur lieu de travail ou d'études. L'accès à l'école qui n'est plus à côté, du CEM, du lycée, de l'université, qui ne sont plus à côté, font qu'on va les pénaliser socialement, en préparant l'exclusion sociale, qui se fera au détriment, justement, des plus faibles. Donc, on va faire en Algérie ce qu'on a dénoncé comme politique dans les banlieues françaises vis-à-vis des Algériens. On va fabriquer des «93» en série (département de la Seine-Saint-Denis en banlieue parisienne, ndlr). C'est ça qu'on veut ? Qu'on ne dise pas qu'on a réglé un problème quand, en réalité, on en a réglé un et qu'on en a créé dix. Depuis une trentaine d'années, la vision du bidonville en Algérie, c'est presque comme la vision coloniale. Il y a là-dedans du mépris pour des gens qui se trouvent réduits à des unités statistiques dans un bilan quantitatif : on a fait 5 millions ou 1 million ou 2 millions d'unités… Qu'est-ce que cela veut dire ? Il n'y a plus les personnes, il n'y a plus les histoires des familles ou des groupes sociaux, il n'y a plus la citoyenneté algérienne. De ce point de vue, les habitants des bidonvilles ne sont plus «quelqu'un», on les a traités comme un «quelque chose», c'est ça la philosophie. Pour revenir à mon livre, je tente d'analyser des faits : qu'est-ce qui a été accompli comme politique et quels sont les soubassements de cette politique, déclarée ou non ? Et pour ça, il me paraissait important en remontant à la période coloniale, d'extraire la forme bidonville c'est-à-dire «el berraqa», la baraque, de la gangue où on l'a insérée. Ce n'est pas elle au départ le centre du débat. Si les gens sont arrivés dans les bidonvilles pendant la période coloniale, c'est parce qu'ils ont fait l'objet d'un processus d'exclusion qu'il faut aller chercher à la campagne, dans le statut de l'indigénat, dans les séquestres, dans les expulsions, dans la paupérisation, dans un certain nombre de facteurs. Quand on embrasse l'ensemble du champ et qu'on ne reste pas circonscrit à l'urbain, on voit comment la colonisation a créé cette misère et astreint les gens à migrer vers la ville. Ceux qui ont fui les campagnes et fui toutes les répressions du code de l'indigénat (interdiction de se déplacer, interdiction de faire une fête, que des interdits avec leur lot de punitions) ont agi raisonnablement. Quand on observe son acte, le paysan qui va en ville pour essayer d'échapper à ce statut de servage a fait preuve d'un acte intelligent. Et c'est aussi un investissement qu'il fait sur le futur, pour sa famille, pour ses enfants. Vous dites que c'est un choix rationnel... C'est un choix réfléchi, rationnel, logique. Logique du point de vue de la situation de quelqu'un qui est traité comme un sujet de la colonisation, comme un individu infrahumain et dont la littérature de l'époque dit qu'il est absolument incapable de s'adapter, et incapable d'apprendre la ville. Le discours sur le «bidonvillois incapable d'apprendre la ville», on le retrouve dans le vocabulaire de Descloîtres en 1959, puis dans celui de certains sociologues (puis de journalistes) après l'indépendance. Je pourrais citer des noms, mais ça ne sert à rien. Ce processus d'essentialisation, on le retrouve dans les mots de pseudo-scientifiques, des mots comme «rurbanisation». C'est du mépris. Ce sont les mêmes conceptions, en définitive, qui sont à l'œuvre. C'est parce qu'en fait la société algérienne s'est stratifiée tout doucement depuis l'indépendance en différentes classes sociales avec, aussi, des couches qui ont des intérêts contradictoires. Les habitants relativement pauvres de la ville occupaient des logements de petite taille, comme c'est le cas à Bab El Oued. A l'origine, les logements de Bab El Oued, qui datent des années 1840, 1900, 1910, ont été faits pour le prolétariat européen : les Maltais, les Italiens, les Espagnols, qui venaient travailler dans les fabriques installées dans ce quartier. Même s'ils étaient des supplétifs de la colonisation, ils n'étaient pas considérés comme de vrais Français. Donc, on leur a fait de petits logements. A l'indépendance, c'est le prolétariat algérien, les couches populaires algériennes, qui ont occupé les logements des anciennes couches populaires à la limite du sous-prolétariat européen. Ceux qui ont occupé ces logements en 1962, ils étaient jeunes, ils avaient peut-être un enfant ou deux. Après, les enfants ont grandi. Le logement devenait étroit. Il y avait à la fois une étroitesse objective parce que les logements étaient petits, avec une famille qui s'est élargie, mais aussi une étroitesse culturelle puisqu'on ne pouvait plus, car ils grandissaient, permettre que les garçons et les filles dorment dans la même pièce. Il fallait plus de pièces, ce qui était impossible. Tout le monde se rappelle que dans la période des années 1980, les garçons dormaient dans la rue, dans les voitures, ou dormaient à tour de rôle. Quand le gouvernement décide de loger les habitants des bidonvilles, ceux de Bab El Oued disent : Et nous ? H'na mahgourine (on est des laissés-pour-compte) et ils ont raison. Celui qui habite la baraque te dit aussi : «Ana mahgour». Quand tu reloges l'un, l'autre se sent lésé. On a créé ainsi au sein des couches les plus défavorisées des heurts et des contradictions. Et puis, il y a eu une instrumentation de ces contradictions basées sur des besoins légitimes et on s'est mis à stigmatiser publiquement, par le truchement de nouveaux «porte-parole», universitaires ou journalistes, «LE» bidonvillois. On a fabriqué un schéma idéologique selon lequel «le bidonvillois est sale», «le bidonvillois est un squatteur, zdem (il a foncé)»…On les appelait «les envahisseurs». Le moment est alors venu du point d'inflexion, celui où on a pris des habitants d'Alger pour les renvoyer dans les douars d'où étaient issus leurs grands-parents. A quelqu'un qui vit dans une baraque que son grand-père habite depuis 1955, on lui dit : tu es de Tébessa, retourne à Tébessa. Le gars ne sait même pas où se trouve Tébessa. Donc, pour rendre légitime ou acceptable cette opération, il fallait stigmatiser les bidonvillois. On a sorti toutes sortes de rumeurs à leur sujet. On disait qu'ils trempaient dans la drogue, qu'ils garaient des Mercedes devant leurs gourbis à une période où les voitures étaient un luxe… Il y a un discours de culpabilisation récurrent à leur égard… Oui, alors qu'ils étaient placés dans une situation où ils essayaient simplement de se débrouiller coûte que coûte. Avec l'apparition des trabendistes et aussi des mouvements de protestation des années quatre-vingts, l'enfant de la baraque, de Bab El Oued ou de Bachdjarrah, a fait du trabendo ; quand il y avait la vague des harraga, il a été harrag, quand il y avait le FIS, il a adhéré au FIS… Et ainsi de suite. Cette manière de traiter les problèmes par la stigmatisation dépossède les gens de la rationalité, les dépossède de la dignité. «Machi îbed», «Ils sont sales», «Ils ne savent pas vivre en ville», qui devient «Ils ne savent pas vivre» dans l'absolu. Vous citez dans votre livre toute une batterie de textes doctrinaux, Programme de Tripoli, Chartes de 1964 et de 1976, qui proclament avec force la volonté de l'Etat d'en finir avec les bidonvilles comme «séquelle de la colonisation». L'histoire des bidonvilles ne raconte-t-elle pas, d'une certaine manière, ne dit-elle pas en creux, l'histoire d'un échec, en l'occurrence celui des politiques post-indépendance ? Il faut faire très attention à ne pas substituer à une morale une contre-morale. Cela vous amènerait à commettre la même erreur. Si je dis «échec», cela voudrait dire volonté politique d'aller dans un sens, et mise en place des mécanismes pour le faire, c'est-à-dire des institutions et des hommes, avec une ligne de conduite. Si je dis «échec» dans ce cas, je dis aussi «Allah ghaleb !». Il faut se poser la question : est-ce que c'est un échec ou une réussite ? Est-ce que finalement il n'y a pas eu une mutation politique dans la nature du pouvoir en Algérie ? Nous sommes quand même passés d'une société dans laquelle l'élément phare était l'anti-impérialisme et la construction du socialisme, plus exactement la recherche d'une justice sociale plutôt que le socialisme au sens doctrinal qu'on lui connaît, à une société capitaliste qui ne dit pas son nom. La littérature économique actuelle et celle que véhiculent des gens que la presse consacre comme «experts», c'est-à-dire aptes à connaître et à dire, me parlent le plus souvent de «management», de «flexibilité», d'«adaptabilité», de «compétitivité», et l'on se met ainsi à utiliser tout le langage du capitalisme international tel qu'injecté par la Banque mondiale et le FMI, mais on n'avoue jamais que la société algérienne est capitaliste. On va dire qu'il y a des gens riches et des gens pauvres, comme si c'était une fatalité. Excusez-moi, mais est-ce que nous sommes dans une société capitaliste ? Oui, nous sommes dans une société capitaliste. Et dans ce cas-là, il est logique qu'il y ait des groupes dominants. On ne va pas me dire que ce sont les groupes les plus pauvres en Algérie qui dirigent le pays. Les organisations patronales sont l'apanage de gens ultra-milliardaires, et on a des ultra-milliardaires à l'Assemblée nationale ou au Sénat. Ce n'est pas un zaouali en gandoura qui va accéder au Sénat ou à l'APN ! Il faut bien tirer les conséquences de cela. Quelle est la politique de ces gens-là ? Quand ils militent pour que les transactions de plus de 50 ou 100 millions de centimes ne se fassent pas par chèque, est-ce que je suis concerné ? Mais pourquoi tiennent-ils à cacher leurs transactions alors qu'ils sont censés faire des lois utiles et justes (au sens de justesse politique et justice sociale) pour tous ? Combien d'années me faut-il pour économiser 100 millions avec ma retraite ? Et on nous délivre un discours qui voudrait insinuer qu'on est dans la même «ch'kara» – encore qu'ici le mot ch'kara renvoie à autre chose… On continue à instrumenter cette espèce de fantôme d'unité nationale, «oumma wahda», «chaâb wahed», alors qu'en réalité nous avons des groupes sociaux qui n'ont pas les mêmes intérêts que nous, et qui, à la limite, ont intérêt à ce que nous, nous restions ce que nous sommes et que eux gardent leur statut, à voir comment ils se démènent pour rester au pouvoir. Vous voyez donc combien il est important de quitter le vocabulaire de l'échec parce qu'il voudrait dire que nous avons les mêmes objectifs que tous les gens qui participent au pouvoir alors qu'eux ont leurs propres objectifs. Vous dites, en parlant d'Alger, que nous avons aujourd'hui une ville «ségréguée», avec d'un côté une ville «arabe», et de l'autre, une ville qui se veut mondialisée, avec des franchises internationales. En évoquant le Plan Stratégique d'Alger, vous estimez que nous allons vers une métropolisation de la capitale à même d'attirer, selon les déclarations d'intention officielles, les capitaux étrangers… Et qui va se concentrer sur une ville-façade avec, oui, une volonté d'attraction des capitaux. A bien y voir, ils (les décideurs, ndlr) sont parfaitement cohérents dans leur démarche. Ils se disent qu'en adoptant le nouveau vocabulaire de la compétitivité, etc., l'Algérie va s'intégrer dans l'économie-monde, elle va être performante dans le cadre de la mondialisation, et ce vocabulaire-là, c'est pour signifier qu'on est en plein dans la mouvance mondiale. C'est aussi pour dire aux Etats-Unis, à la France, à l'Europe, on est avec vous pour les droits de l'homme, l'environnement… C'est un vocabulaire d'adhésion à des mots d'ordre qui seraient universels, et qui sont en réalité le vocabulaire des mots d'ordre dominants de l'OTAN. C'est comme si la compétitivité pouvait se réaliser à la manière dont elle se réalise en France ou aux Etats-Unis. Comme en Tunisie et au Maroc, le symbole de l'insertion dans l'économie-monde, c'est le Mall (centre commercial à l'américaine, ndlr). On est en train de nous raconter des trucs avec plein d'émerveillement sur le mall de Sétif, et avant cela sur le mall de Bab Ezzouar, et après sur celui d'Oran. C'est-à-dire : on va prendre une structure commerciale où on consomme des produits faits ailleurs comme symbole de notre intégration dans cette économie-monde. Et le gros bâtiment avec des vitrages devient la démonstration visible de notre intégration dans cette économie-monde. Mais on y est déjà par l'assujettissement politique et par la dépendance économique. Dans l'une de vos interventions à l'occasion du dernier congrès du Syndicat national des architectes agréés (Synaa), le 23 janvier 2016, vous déclariez : «Je vous fais une prophétie : dans cinq ans, il y aura autant de bidonvilles». Cela faisait écho au slogan : «Alger, première capitale arabe et africaine sans bidonvilles» brandi par les autorités. Vous ne croyez pas à cette histoire d'éradication définitive des bidonvilles ? A mon avis, le processus a déjà démarré. Il se trouve que tout le monde s'est imprégné du schéma qui fait que de toute façon, à un moment ou un autre, s'il fait ça, il sera relogé parce que le système politique ne tolère pas qu'il y ait cette image-là. La question qu'on pourrait poser est : si les bidonvilles sont le résultat de la misère, et si au lieu de consacrer des sommes folles à reloger les gens à 20, 30 ou 40 kilomètres de la ville, ce qui va créer d'autres problèmes dans le futur, n'aurait-il pas mieux valu utiliser cet argent pour créer de l'emploi, des équipements, là où habitaient ces gens auparavant, dans les villes comme dans les campagnes ? Il faut s'attaquer aux mécanismes qui ont produit le bidonville. Les gens ont parfaitement compris que c'est seulement en étant en ville qu'ils auront la proximité de l'école, de l'eau, etc. Les inégalités territoriales ville/campagne persistent toujours de votre point de vue ? Bien sûr, et c'est parce que les politiques aussi bien d'urbanisme que d'aménagement n'ont pas changé. A un moment donné, on a découpé l'Algérie selon la typologie urbain-rural-semi urbain. Les grilles et les normes de conception des bâtiments et des équipements sont fixées en fonction de cet élément-là. Et ceux des zones rurales sont souvent de qualité inférieure. Qui plus est, dès qu'un élève est censé entrer au CEM, il faut qu'il fasse 15 km sinon 30 pour y accéder. Du coup, les habitants de ces régions viennent en ville où tous ces équipements sont proches et nombreux.
Un programme de plus de 84 000 logements a été réalisé par la wilaya d'Alger pour reloger les populations des bidonvilles ainsi que celles des habitations précaires. Depuis 2014, nous assistons à des opérations de relogement menées au pas de charge et très médiatisées. Comment analysez-vous cette campagne de relogement qu'on présente comme étant la plus importante depuis l'indépendance ? Vous applaudissez ou bien… Non, non, je n'applaudis pas ! Je peux reconnaître le chiffre, mais… Je ne pense pas qu'on puisse séparer les bêtises en «bêtise» avec un ‘b' minuscule et «Bêtise» avec un ‘B' majuscule. Ce n'est pas la taille de l'erreur qui compte. Ce qui est grave, c'est l'erreur dans le raisonnement. C'est une erreur de fond qu'on ne peut comprendre que par le fait que les gens qui dirigent actuellement la wilaya ou l'échelon central du pays ou les structures mêmes de réalisation, les gens de l'Habitat, fonctionnent sur le court terme, sur le mode «Ahyini el youm oue q'talni ghadwa» (Laisse-moi vivre aujourd'hui et tue-moi demain). Ils ont montré au niveau supérieur de l'Etat qu'ils sont efficaces. On a même attribué deux médailles à deux responsables. Et, effectivement, de ce point de vue-là, ils ont réussi. Mais qu'est-ce qu'ils ont réussi ? A montrer au pouvoir central qu'ils ont réalisé 100 000 ou 200 000 unités ? Ça, ils l'ont prouvé. Mais c'est comme s'ils n'étaient pas concernés par les conséquences de ces opérations. Le fait d'avoir groupé les programmes de cette manière, le fait d'avoir détruit des périmètres agricoles, d'avoir mis des milliers de personnes en situation de dépenser de l'argent qu'ils n'ont pas dans le transport, de ne pas pouvoir accéder aux services…, ils n'ont pas tenu compte de cela. Et ce n'est pas la peine de préciser que c'est une cité de recasement, une cité AADL ou LSP, ni dans quelle région elle est édifiée. Cela importe peu. Parce qu'elles sont pour la plupart en situation de non-accès à des équipements, à des emplois, à des activités. Il faudrait refaire des universités, des usines, des lieux d'emploi, partout. Et cela, en attendant, va engendrer encore de la misère, de l'échec scolaire, des conflits, de la drogue, tout ce qu'on veut. On ne peut pas se vanter d'avoir réussi ça. Pour boucler la boucle, est-ce qu'on peut dire pour paraphraser votre formule, que le «bétonville» va engendrer du bidonville ? Moi, je dis que le bétonville va engendrer de la misère sociale. C'est tout. Que la misère sociale se traduise à ce moment-là par des bidonvilles, cela me paraît presque évident. Je ne prédis pas l'avenir, mais je pense qu'il y aura des formes déterminées qui vont traduire cette misère sociale. A titre d'exemple, on peut se demander quelle sera la zone qui va être la plateforme de vente de la drogue dans l'Algérois ? Une de ces cités, peut-être, va aller sur le chemin des quartiers Nord de Marseille. On a bien parlé d'un certain quartier du côté de Aïn Naâdja qui avait pris ce chemin-là. Peut-être que la résultante ne sera absolument pas des bidonvilles, les scénarios peuvent être multiples. Mais pour pouvoir les étudier, il faut poser sur la table la nouvelle situation. N'oubliez pas que la cité, si elle est uniforme maintenant en termes d'architecture, elle est hétérogène en matière de composition sociale. Les gens qui ont habité un bidonville déterminé ensemble pendant quinze ans, ils se sont créé une communauté avec ses règles de fonctionnement. On les a cassés en groupes qu'on a relogés dans des cités différentes. On leur a fait perdre le contrôle sur leur communauté. Et on a mis à côté d'eux d'autres fragments issus d'autres communautés. Qu'est-ce qui va se passer ? L'Etat dit on a réalisé, on a fait, on a relogé, donc tout va bien, hamdoullah, il n'y a plus d'urgence. Alors, posons ce problème-là sur la table. Faisons une analyse comparative et prospective sur le devenir des gens de ces cités. Allez voir ce qui se passe là-bas. Allez voir ce qui se passe à Larbaâ, ou bien à UV-19, dans les nouvelles cités de Ali Mendjeli !