Il y a un regain certain du nombre de passages aux frontières, mais les Algériens se bousculent parce qu'ils n'étalent par leurs départs et se présentent tous ensemble dans la matinée. En cette fin de décembre d'une douceur trompeuse, les monts de la Medjerda, qui forment la frontière algéro-tunisienne dans le Nord-Est et l'horizon de la région d'El Tarf, se détachent nettement sur le bleu azur du ciel limpide de ces dernières journées de 2016. La nature s'est parée de ses plus beaux atours pour recevoir ses visiteurs saisonniers : les oiseaux migrateurs, qui font le bonheur des naturalistes, mais encore un autre genre de migrateurs, presque aussi nombreux, les vacanciers en route pour la Tunisie. El Tarf, qui se fait forte d'être frontalière, a deux postes de passage, tous deux dans la daïra d'El Kala. On s'y rend en partant de cette petite ville côtière vers Oum Teboul, 12 km plus loin en longeant les bords du lac Tonga, que l'on devine derrière le rideau de cyprès-chauves, arbres venus d'Amérique du Nord et qui ajoutent à l'ensemble de la palette des couleurs le roux flamboyant de l'été indien. Oum Teboul, c'est déjà les premiers signes de la frontière toute proche. La station-service à l'entrée de l'ultime commune du pays est encombrée. Les automobilistes algériens font un dernier plein avant d'entrer en Tunisie, où le carburant coûte 4 fois plus cher. Le long de la double voie qui traverse le village, des jeunes gens agitent ostensiblement des liasses de billets de banque. Ces sont les «cambistes» du coin. «Combien aujourd'hui ?» leur demande-t-on. «73, mais je te les laisse à 72 si tu en prends beaucoup.» En clair, c'est 73 dinars algériens pour un dinar tunisien pour des montants de moins de 100 DT (7300 DA). C'est beaucoup moins que l'été dernier où il a grimpé à 78 DA. Le dinar tunisien s'échange sur la voie contre 73 DA El Bahi, la trentaine, est assis au bord de la chaussée sur une chaise de plage. Dans la main, il tient une épaisse liasse de billets, des DT et des euros. Nos questions l'intriguent, son visage se ferme et il hésite à répondre. Il se détend à la vue de notre carte de journaliste. «Non, il n'y a pas beaucoup de monde en partance pour la Tunisie, les gens, surtout en famille, font des allers-retours dans la journée pour valider le change (allocation touristique) et ne nous prennent pas plus que 5 ou 10 DT (365 DA à 730 DA), surtout les week-ends de ce mois de décembre. C'est à partir du 28 que la bousculade va avoir lieu, pour le réveillon.» Sur le point de le quitter, il nous lance : «Hé ! S'il te reste des DT à ton retour, je te les reprends à 70 DA. Rabi issahel (que Dieu te facilite les choses).» En fait, c'est d'Oum Teboul que partent les deux routes vers les deux postes frontaliers d'El Kala. Le plus proche est celui de Djebel Haddada (Kef Redjela), à 8 km vers l'est, celui qui ouvre la route des vacances, autrefois des belles emplettes, sur Tabarka, qu'on disait la sœur jumelle d'El Kala avant que la première ne prenne son envol pour devenir une destination touristique internationale recherchée, et la seconde ne cède pas à l'anarchie estivale de la saison touristique algérienne. Nous commençons par nous rendre vers le plus éloigné, celui d'El Aïoun à Fedj El Kala (ou Fedj El Kahla). Il faut pour cela prendre au sud une jolie petite route qui serpente à flanc de montagne dans les massifs de chênes-lièges hantés autrefois par le cerf de Barbarie, qui a complètement disparu de ces contrées. Braconné à outrance, il a été définitivement chassé par les dérangements des activités humaines qui ont grignoté son aire naturelle. Une dizaine de mètres en Tunisie pour valider le change Nous arrivons au poste frontalier au bout de 12 km en ayant réussi à éviter des semi-remorques fous qui foncent dans la descente. Ils reviennent pleins à ras-bord de marchandises. «La circulation est peu habituelle ces jours-ci», nous dit un employé d'El Aïoun, qui fait du stop pour se rendre à Oued El Djenane, une dechra sur la frontière. «Le poste de Fejd Kahla est surtout commercial parce qu'il ouvre aussi la route, plus large, vers Aïn Draham, Djendouba, le Kef et le Sud tunisien. C'est pour ça qu'il y a plus de poids lourds de ce côté-ci », tient-il à nous préciser. Il n'y a pas la longue file de voitures à laquelle on s'attendait. Les voitures sont rangées de part et d'autre de la route. Des gens chargés de sacs attendent là le retour d'un des taxis qui font la rotation avec la gare routière d'El Kala. En trépignant, il fait un peu frais sur ce sommet (425 m d'altitude) qui fait face au vent de la mer, ils nous expliquent qu'ils ont traversé la frontière à pied. Un couple de Tunisiens qui vient faire des emplettes dans les souks des régions. Des Algériens qui ont fait les leurs en Tunisie. Dans l'enceinte du poste, par contre, il y a un peu de monde agglutiné aux guichets de la police des frontières (PAF) et des Douanes pour les formalités. Et il semble qu'il y ait là plus de personnes que ne peuvent en prendre les voitures stationnées dehors. «Il y en a beaucoup qui passent à pied pour valider le change. Ils vont de l'autre côté, chez les Tunisiens, attendent une petite heure à l'extérieur de leur poste et refont le parcours inverse pour avoir tous les cachets humides sur leur passeport. Les passagers algériens qui viennent en voiture, généralement en famille, laissent le véhicule à l'extérieur du poste algérien et font les formalités à pied.» «Il vaut mieux passer l'après-midi ou de nuit» Notre interlocuteur, le chef de poste PAF d'El Aïoun, nous apprendra encore que vendredi dernier, le 22 décembre, il y a eu un pic de passages transfrontaliers : 2095 entrées et 3215 sorties, du territoire algérien s'entend. La moyenne est entre 1800 et 2000 passages. «S'il y a un peu plus de monde, ce n'est pas encore le rush que nous attendons pour le 29 décembre, avec très certainement entre 4000 et 5000 passages», précise-t-il. Et d'ajouter : «Il y a des vacanciers, des cadres surtout, qui sont passés, mais le plus gros de la troupe sont les Algériens qui valident le change de l'allocation. Comme vous pouvez le voir, à cette heure-ci (14h, ndlr) il n'y a pratiquement plus personne. Nos compatriotes se présentent tous dans la même plage horaire, entre 7h et 10h, il leur faut parfois, comme les week-ends, plusieurs heures d'attente pour arriver au guichet pour des formalités de quelques minutes. Il vaut mieux pour eux prendre des dispositions pour un passage l'après-midi ou de nuit. Pour les personnes malades et handicapées, nous avons mis en place un couloir vert qui les prend en charge, à la condition qu'elles peuvent prouver qu'elles sont souffrantes ou qu'elles ont un rendez-vous ferme en Tunisie.» Les box de la formule «Autopassage», c'est-à-dire ceux où les passagers ne quittent pas leur véhicule pour les formalités, ne fonctionnent que dans le sens du retour à El Aïoun, car, nous explique encore le responsable de la PAF, les Douanes n'en sont pas encore dotées sur ce poste. Il serait peut-être temps. Au poste de Kef Redjala (Oum teboul), où pour s'y rendre on emprunte aussi une belle route qui serpente sur les flancs boisés de chênes et d'acacias du Djebel Haddada, avec par endroits une vue splendide sur le cap Segleb, ou le cap Roux, appelé ainsi à cause de la couleur qu'il prend lorsque ses grès quartzeux s'illuminent aux rayons du couchant. L'autopassage a considérablement amélioré les formalités Il n'y a pas non plus de file de voitures lorsque nous arrivons vers 16h30. Moins d'une douzaine dans les 4 couloirs des box de la PAF et des Douanes. «Vendredi dernier, le 22 toujours, nous dit l'agent à l'entrée du poste, il y avait une file de 4 km, presque jusqu'à Haddada», la mechta en contrebas du djebel qui porte son nom, à mi-chemin de Oum Teboul. Exagéré ? Possible, mais alors ce serait du jamais vu. «Moins que ça, nous affirment des frontaliers qui font la navette fréquemment, la file n'allait qu'un peu au-delà des antennes, soit quelque 2 km seulement», nous rassurent-ils face à notre doute. «Les automobilistes ont fait 5 heures de file pour arriver au poste !» nous confirme un autre habitué, attablé dans la petite cafétéria. Le poste de Haddada est plus accueillant. Il l'est devenu en quelques mois. Spacieux à l'extérieur, un peu moins à l'intérieur, mais les formalités se font maintenant à l'extérieur avec la formule de l'autopassage. Ne viennent à l'intérieur que les passagers piétons. «Avec près de 400 000 passages par an, c'est le plus important poste frontalier terrestre d'Afrique du Nord et probablement d'Afrique. Le 22 décembre, nous avons eu 20 000 passages dans les deux sens avec 7000 véhicules, alors que notre moyenne journalière est de 7000-8000 passages et 3000 véhicules», nous apprend le commissaire Ouadfel Azzedine, chef de poste de la PAF. Comme son collègue d'El Aïoun, il s'attend à une déferlante les 28 et 29 décembre et à un tsunami au retour le 1er janvier. «Tous les moyens sont en place. Il y a deux ordinateurs par box et nous avons eu des renforts suffisants pour assurer le service 24h/24.» Il tient le même langage que son collègue à l'adresse de nos compatriotes : «Ne partez pas tous à la même heure de chez vous. Evitez d'arriver à Oum Teboul entre 7h et 12h.» L'allocation touristique, c'est le 13e mois pour les bas revenus S'il y a toujours autant de passagers qui font l'aller-retour, simplement pour «tamponner le passeport», il y a aussi visiblement des vacanciers en direction de Hammamet et Sousse, les destinations préférées des Algériens. L'un d'eux, Mounir, est cadre dans une entreprise privée de la région algéroise. Avec sa femme et ses trois enfants ils ont choisi Monastir pour passer quelques jours de vacances et le réveillon. «Je ne suis pas passé par une agence, j'ai tout réglé par internet et les prix sont à ma portée. J'espère que le service et la soirée seront à la hauteur de nos espérances, parce qu'il semble que cela s'est dégradé depuis que les Européens ont fui la Tunisie.» Les prix sont en effet plus attractifs si on passe par une agence algérienne, ou même tunisienne, mais c'est la loterie pour la soirée. A moins d'opter carrément pour le grand style des chaînes d'hôtels réputées. Quand on n'a plus les moyens, on ne peut pas s'offrir de vacances et les 120 DT de l'allocation touristique achetés 15 000 DA à la banque, on les revend sur le marché informel de la devise à 180 DA l'euro, soit 21 600 DA. Ce qui rapporte 33 000 DA à une famille de 5 personnes. En quelque sorte un 13e mois pour un fonctionnaire moyen. Cette combine est monnaie courante dans les zones frontalières et bien entendu des intermédiaires se sont vite greffés sur le circuit banques-formalités frontières algériennes-formalités tunisiennes pour offrir leurs services. Il suffit de leur confier votre passeport et ils font le reste. Un business très lucratif, puisqu'ils prélèvent une commission négociée sur les 6000 DA de chaque passeport. Dans les banques de la région et des wilayas voisines, il faut se lever tôt et avoir quelques solides relations pour avoir droit à son allocation touristique. «C'est chaque année le même cirque, se plaint un directeur d'agence à El Tarf, tout le monde vient réclamer son change au mois de décembre alors qu'il y a les 12 mois de l'année pour le faire. Nous sommes limités dans nos opérations de change et je reconnais que nous favorisons nos clients habituels.» Les hôtels à El Kala sont vides, rien à voir avec la saison estivale. C'est la sinistrose dans les couloirs. Le service tourne au minimum et on fait des économies de chauffage et d'électricité.