Lundi 5 décembre 2016. Tribunal de Ouargla. Tahar Belabès, militant du mouvement des chômeurs du Sud, vient d'apprendre qu'il écopait d'une peine de 2 mois de prison ferme, notamment pour «attroupement illégal» et «troubles à l'ordre public». U n jugement par contumace pour lequel il fait vite d'introduire un pourvoi en cassation. «Je n'ai pas d'avocat et le procureur menaçait de m'emprisonner derechef le cas échéant», explique le chômeur, essuyant du revers de la main son front. Il sera rejugé le 29 janvier courant. La répression ne faiblit pas contre ceux qui se sont imposés comme porte-voix d'une région qu'ils jugent délaissée et marginalisée depuis l'indépendance, Tahar et ses camarades interpellent depuis une dizaine d'années les pouvoirs publics sur les préoccupations quotidiennes du citoyen. Le mouvement a su adapter ses revendications en fonction de la conjoncture nationale. Ainsi, si au début, le mouvement s'est auto-limité en récusant toute dimension politique et en soulignant le caractère exclusivement social de ses revendications, il s'est progressivement emparé d'autres causes, qui ont fait qu'on continue de parler de lui. Occuper la rue Rejetant l'image négative du chômeur, les militants de la Coordination nationale de défense des droits des chômeurs (CNDDC), un collectif créé en 2011 après dix ans de mobilisation dans la rue, s'inscrivent dans la logique commune des mouvements sociaux et aspirant à changer la condition des chômeurs dans les régions sahariennes. Pour les activistes de la CNDDC, «les mesures d'austérité prônées par le gouvernement sont le nom d'une mauvaise gouvernance qu'il faut supplanter par une gestion participative, où le citoyen aura sont mot à dire», explique Tahar. Les militants estiment que parler des problèmes du Sud et d'acteurs marginalisés constitue déjà une avancée considérable en attendant de nouvelles affirmations. C'est sans doute pour cette raison qu'ils dénoncent la répression policière et estiment que la liberté d'expression est un droit fondamental. Ces militants ont toujours souligné le caractère pacifique de leur mouvement pour se démarquer ainsi du Mouvement des enfants du Sahara pour la justice (MJS), qui a connu plusieurs mutations. Certains membres du groupe, persécutés par les autorités, ont rejoint le maquis et participé à plusieurs opérations terroristes dans la région de Djanet. Milyounia Lorsque le ministre de l'Intérieur de l'époque qualifie les militants du CNDDC de «groupuscule séparatiste du Sud» et de «terroristes», des milliers de jeunes du Sud organisent une «Milyounia de la dignité» le 14 mars 2013 pour dénoncer des propos jugés déplacés et blessants, et réclamer des excuses publiques du gouvernement, ainsi qu'une révision des politiques de recrutement dans le secteur pétrolier. Le changement de ton du gouvernement et quelques améliorations contenues dans une circulaire du Premier ministre en mars 2013 marquent un tournant pour les chômeurs. Tahar, qui est alors leur leader, est très critique vis-à-vis des politiques sociales du gouvernement qu'il accuse d'«échec et de mauvaise gouvernance» dans des discours publics, qui lui ont valu plusieurs procès. Il a été le premier à dénoncer «un délit de faciès par rapport aux jeunes du Sud». Le Premier ministre y répond par une circulaire instaurant la priorité de la main-d'œuvre locale dans le recrutement. Beaucoup de chômeurs sont recrutés durant la période de 2014 et 2015, y compris le noyau dur de la CNDDC, comme Ghobchi Madani, Ibek Ag Sahli et Tahar Belabes. Des améliorations qui ne durent pas Mais les espoirs suscités par cette Milyounia et ces quelques mesures ont été rapidement déçus. Les rangs des chômeurs continuent en effet à grossir. En 2015, ils étaient 18 000 demandeurs d'emploi pour 23 000 postes annuels dans la wilaya de Ouargla, attestait Mohamed Guergueb, le directeur de l'emploi. L'offre devrait logiquement couvrir la demande locale. Or, ce n'est pas le cas parce que les postes les mieux payés profitent à une main-d'ouvre venue de tous les coins d'Algérie, en dehors du circuit normal de l'ANEM, l'Agence nationale de l'emploi. Un passe-droit que les chômeurs dénoncent régulièrement, sachant que les dernières estimations officielles du chômage en Algérie sont de 11,2%, avec un taux de chômage de 29,9% chez les jeunes. Une tendance ressentie encore plus fortement dans le Sud, constate un rapport du Think Tank International Crisis Group publié en novembre 2016. Une vie dédiée à la lutte «J'ai 35 ans et je compte encore sur la solidarité de ma famille pour survivre depuis mon licenciement», explique Tahar Belabès. Recruté pour une année comme aide-opérateur sur sonde, à l'ENSP, une des filiales du Groupe pétrolier algérien Sonatrach, son combat pour un syndicalisme actif et sa prise de position contre l'exploitation du gaz de schiste lui ont valu son licenciement, dit-il. Tahar est donc redevenu chômeur en janvier 2015, après trois jours de grève de la faim. «Je suis militant à plein temps, je n'ai pas de vie personnelle. Quand je sors de mon lit le matin mon programme est tout tracé, soit la manif, soit la justice, soit la police.» Il se dit incapable de vivre «normalement». Dans son analyse intitulée l'éveil du Sud, ou quand la contestation vient de la marge, Naoual Belakhdar, chercheur à l'Université libre de Berlin explique qu'«au-delà du travail, les chômeurs réclament leur appartenance et leur insertion dans l'imaginaire et le narratif national, comme l'indique le slogan ‘‘Je suis Algérien, où sont mes droits ?'' ». Nouvelle Milyounia en février Le mouvement annonce dès à présent une nouvelle Milyounia de la dignité pour le 27 février prochain. En 1962, à la même date, la population de Ouargla se soulevait contre la séparation du Sahara du nord de l'Algérie. Dans le même temps avaient lieu les négociations d'Evian, avec pour principal enjeu l'indépendance de l'Algérie en contrepartie du maintien du Sahara sous occupation française. La manifestation organisée en réponse à la visite d'une importante délégation française venue convaincre la population de se positionner pour le maintien du Sahara dans le giron français a été violemment réprimée par l'armée d'occupation, enregistrant une vingtaine de morts et des dizaines de blessés. Les habitants du Sud attendent depuis l'indépendance une reconnaissance des autorités du pays du rôle du Sud dans la lutte pour l'indépendance et l'instauration du 27 février comme «journée de l'unité nationale». Tahar Belabès et ses camarades se sont emparés de cette cause, qui est un autre signe de la marginalisation du Sud et entendent renouveler cette demande lors de la commémoration du 54e anniversaire des manifestations populaires de Ouargla.