Il y a près de trois millions de baguettes de pain jetées quotidiennement à la poubelle à l'échelle nationale, selon les estimations de l'Union générale des commerçants et artisans algériens (UGCAA). Une aubaine pour une catégorie de jeunes de la wilaya de Tlemcen, qui ont trouvé l'astuce de se nourrir, sans frais, de ce gaspillage, confirmant ainsi l'adage «Le malheur des uns fait le bonheur des autres». «Je récupère le pain jeté par les ménages pour le revendre aux éleveurs de bétail. C'est une activité pour laquelle je ne suis ni imposé par le fisc ni contrôlé par l'inspection du travail», confie expéditivement Yacine, 28 ans, diplômé en informatique et sans emploi depuis sa sortie de l'institut, il y a quatre ans. Yacine, Omar, Sofiane, résidant à Maghnia, ne connaissent rien d'Antoine-Laurent de Lavoisier, mais font leur la citation : «Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme». «Trop orgueilleux, je n'ai jamais imaginé un jour collecter du pain sec et le revendre pour me prendre en charge socialement. Ce n'est peut-être qu'une activité passagère, mais, en attendant, le créneau est porteur», explique Sofiane, 22 ans, niveau terminale sciences. Omar dit avoir embrassé ce métier par pure coïncidence : «J'ai travaillé chez un fermier comme homme à tout faire. J'ai remarqué qu'il donnait à ses bovins du pain sec et c'est donc tout naturellement que je lui avais demandé comment il pouvait obtenir tant de sacs de pain rassis pour nourrir ses bêtes. Sa réponse m'a fait changer de destin: avec mes deux enfants, je récupère le pain dans les rues, dans les cages d'escalier». Sauf que, depuis ces dernières semaines, cette activité est devenue quasiment une industrie. Des jeunes et moins jeunes ont fondé des sortes d'entreprises illégales employant des enfants pour la collecte du pain directement dans les foyers. «J'ai eu l'idée de faire du porte-à-porte et signé une sorte de contrat moral avec des ménages pour qu'ils me laissent de côté cette denrée. Dans chaque quartier, j'ai chargé un enfant pour la récupération chaque matin. Le transport jusqu'au hangar que j'ai loué se fait à l'aide de brouettes», affirme Abdallah, 45 ans, ouvrier dans le bâtiment de son état. Ce pain est aussi demandé par des restaurateurs spécialisés dans la «calentita», mets espagnol à base de pois chiches. «Le prix des pois chiches a triplé, d'où le recours au pain sec, ce qui enlève le goût original de la calentita, mais ceci est une autre histoire». Mais dans les faits, ce business imposé par la situation de crise économique et le fort taux de chômage, particulièrement chez la masse juvénile, est loin de générer des fortunes. «Un sac de 20 kg est revendu entre 150 et 200 DA. Mais, comme nos concitoyens sont de grands gaspilleurs, nous arrivons à ramasser jusqu'à 10 sacs par jour. On ne s'enrichit pas, mais c'est une rentrée d'argent honnête en attendant des jours meilleurs», reconnaît Yacine. Contacté, un inspecteur du travail n'a pas souhaité commenter cette activité qui n'est punie par aucune loi, cependant, «Cela devient illégal lorsque des enfants sont utilisés et cela concerne tout travail employant des enfants». Un responsable de la direction du commerce pense que «tant que le pain est subventionné par l'Etat l'Algérien maintiendra sa mauvaise habitude de gaspiller». Loin d'encourager le gaspillage du pain et autres produits de première nécessité, Yacine, Omar et Sofiane souhaitent le maintien de la subvention de l'Etat sur ces produits… pour continuer de subsister.