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«Il faut encourager le nouveau langage cinématographique algérien»
Karim Traïdia. Scénariste et réalisateur algérien
Publié dans El Watan le 15 - 04 - 2017

Le dernier long métrage, Chroniques de mon village, de Karim Traïdia, est un voyage à travers les émotions et les yeux du petit garçon qu'il a été.
Rencontré dernièrement lors de la tenue du 12e Festival international du film oriental de Genève, le réalisateur insiste sur son
travail qu'il a souhaité axer sur son enfance.
Vous avez puisé dans vos souvenirs d'enfance pour alimenter le scénario...
J'ai commencé le scénario il y a bien longtemps. Cette écriture était, pour moi, un peu thérapeutique, car l'Algérie me manquait tellement. J'avais l'idée de raconter mon histoire. A l'époque, c'était une trilogie que j'avais en tête. J'ai commencé à écrire et à prendre des notes. Parfois dans la rue, une idée me vient, je note des souvenirs. C'était une manière pour moi de garder ma mémoire active et vivante. D'autre part, j'avais vraiment à cœur de raconter toute mon histoire. Je voulais raconter mon enfance. Je voulais rendre un hommage à ma défunte et tendre mère. C'est une personne qui s'est battue pour sa petite famille.
Il n'y avait que Karim, mon petit frère, et moi qui la faisions sourire. C'était une très belle femme qui avait cinq enfants, dont deux handicapés, et un frère tuberculeux à la maison. Ce n'est que plus tard que j'avais réalisé que c'était une femme courage. L'enfance, c'était aussi pour moi une façon de crier l'injustice qu'on a subie, ma famille et moi. Je voulais, aussi, raconter mon adolescence, car il y avait beaucoup de choses qui se sont passées durant cette période. Finalement, je voulais raconter comment et pourquoi j'ai quitté l'Algérie. C'est un genre de trilogie. Donc, j'écrivais de temps en temps et je réfléchissais.
Je pensais aux personnages et je rêvais, souvent, de faire ce film-là et de le projeter à Besbès, à Annaba, en présence de ma mère, ma grand-mère, mon oncle maternel et tous ceux qui sont dans le film. Que l'on s'assoie tous dehors, en plein air, et que l'on regarde le film avec le regard des enfants que nous étions à l'époque. Je suis persuadé que ma mère aurait rigolé aux larmes et que ma grand-mère aurait pris le bâton pour courir derrière moi. Ce sont ces choses-là qui ont toujours alimenté ma mémoire et mes émotions surtout.
L'enfant Bachir, qui n'est autre que vous, est le fil conducteur de cette histoire...
Bachir, c'était l'enfant adulte. Avec le recul, je ne peux pas raconter l'histoire que de l'enfant pur, parce qu'il y a le recul. Il y a ce qui est arrivé à cet enfant-là, qui était innocent. On l'a tellement bousculé qu'il est devenu un adulte trop tôt dans la malice, mais il est resté un enfant jusqu'à présent. En effet, aujourd'hui encore, il pleure comme pleurait l'enfant qu'il était avant. Il n'a pas perdu ces émotions-là. Quand j'ai commencé ma carrière dans une école de cinéma, on m'avait dit ‘‘maintenant c'est fini, tu ne pourras plus pleurer quand tu verras un film''. Eh bien, laissez-moi vous dire que je pleure toujours quand je vois un film. Toutes ces émotions sont restées. C'est là où je suis heureux. Mon village s'appelle Besbès (le fenouil) à Annaba. Je posais beaucoup de questions quand j'étais enfant. Je voulais tout savoir.
La grand-mère, interprétée par la comédienne tunisienne Fatma Bensaïdane, qui d'ailleurs crève l'écran, est dotée d'un caractère bien trempé ?
Tout à fait. Ma grand-mère était une femme exceptionnelle. Derrière son caractère de femme dure, se cachait une profonde tendresse. Quand un adulte me touchait, ma grand-mère allait à sa recherche. Tout le monde la connaissait et se sauvait. Quand elle retrouvait la personne en question, elle la frappait. Elle n'avait peur de personne. C'était une femme hors du commun.
«Tchicha» est un personnage simple d'esprit incarnant une belle métaphore...
«Tchicha» est une métaphore : croire au père Noël. Il croyait tout ce qu'on lui disait. Son rêve était le commerce. Il voulait construire quelque chose lui-même. On lui a fait croire qu'à l'Indépendance, il aurait tout. Il est parti de cette idée-là. Malheureusement, quand l'Indépendance est venue, tout le monde l'avait oublié, notamment Kaddour. Personne ne pouvait répondre à ses interrogations. A l'orée de l'Indépendance, il s'est mêlé au peuple, comme les autres. La première question qui se pose : où êtes-vous, les gens qui m'avaient promis beaucoup de choses ? Et en même temps, Bachir, qui se fait voler les deux médaillons avec l'effigie du drapeau algérien. Il se fait voler cette partie de l'Algérie qui était dans sa tête et qui allait lui donner le bonheur.
On lui a volé la justice. Le voleur est, par contre, félicité. Ce sont des métaphores. C'est ma colère à moi en tant qu'adulte. L'enfant est innocent. J'ai quitté l'Algérie le 4 septembre 1976. Quand je suis arrivé à Marseille, la première personne qui m'a demandé comment je m'appelais, je lui ai dit Karim. Je n'ai pas voulu dire Bachir. J'ai voulu garder le Bachir propre et innocent au pays. J'ai voulu laisser évoluer Karim en Europe.
Il y a des scènes qui ont été tournées, mais qui n'ont pas été exploitées...
Effectivement, il y a d'autres scènes qui ont été tournées, mais que, malheureusement, je n'ai pas pu exploiter. Par exemple, quand il y a quelques légumes à partager par ma grand-mère, souvent elle se trompait. Au lieu de prendre en considération les sept jours de la semaine, elle préparait seulement six parts. On lui disait que cela a toujours été comme ça. Et quand on lui demandait ce qu'on allait manger le septième jour, elle nous disait qu'on n'allait pas manger.
Elle ne voulait pas revenir là-dessus, car elle ne savait pas compter. Il y avait de la rigueur. Il y avait tellement de choses à raconter qu'il fallait sélectionner les séquences. A titre d'exemple, quand on rentrait à la maison, dès qu'on sortait, elle nous fouillait de peur d'avoir pris un morceau de sucre, ou une pomme, ou autre, car tout était rationné. Nous étions les plus pauvres, mais les plus heureux. Je dirais aussi qu'il y a des choses que je n'ai pas réussi à filmer parce qu'il y a des choses qui se sont passées et je n'ai pas envie de revenir là-dessus.
Chroniques de mon village est un film qui mêle des petites histoires à la grande Histoire...
Mon long métrage Chroniques de mon village est avant tout un film qui raconte des petites histoires. Je pense que si on arrivait à raconter nos petites histoires personnelles, on raconterait la grande histoire. Je mentirais si je disais que ce film n'est pas politique, car toute démarche qu'on fait est politique, surtout quand on fait un film sur l'Algérie. Mon but n'était pas de faire un film politique, mais de raconter mon histoire de façon intègre et sans peur.
La désillusion occupe une place de choix...
La désillusion a existé en moi, car juste après l'Indépendance, il est arrivé des choses où je me suis posé la question de savoir pourquoi la France m'a donné quelque chose, alors que l'Algérie ne m'a rien donné. Pourtant, je n'ai pas changé. Je suis resté toujours le même. J'étais pauvre et je suis toujours pauvre.
Par exemple, pourquoi l'Algérie m'a supprimé ma bourse et que la France me l'a donnée ? Nous étions cinq dans mon village. Quatre de mes amis, dont les parents avaient des commerces, ont gardé leur bourse, et moi on me l'a supprimée. Ainsi, je commençais à me poser des questions à l'âge de 12-13 ans.
Et je n'avais pas de réponse. Mes parents étaient illettrés. Personne ne pouvait me donner une réponse. Nous n'avions ni radio, ni tableau, ni peinture. Nous n'avions rien du tout à la maison. Nous n'avions même pas une table où nous pouvions nous asseoir pour encore écrire. Certains avaient tout ce confort. Nous, nous n'avions pas accès à cette culture. J'ai donc commencé à me poser des questions et j'ai voulu raconter mon histoire. J'ai utilisé un peu d'intelligence et beaucoup d'émotion. Je ne voulais pas mentir. Je me suis dit, c'est ça mon scénario.
Il y a beaucoup de gens qui l'ont lu et qui m'ont dit qu'ils n'allaient pas faire ce film. Certains pensaient que ce film allait créer des problèmes. Finalement, personne ne m'a censuré, ni le ministre de la Culture ni l'AARC (Agence nationale pour le rayonnement culturel). Mon film transmet la désillusion. Je ne suis pas seul dans ce cas-là. Je suis sûr qu'il y a beaucoup d'Algériens qui se sont reconnus dans cette désillusion. Il y a des promesses qui nous ont été faites et qui n'ont pas été tenues. Il y a un roman que j'ai envie de filmer. Il s'agit du Fleuve détourné, de l'écrivain Rachid Mimouni. C'est quelqu'un qui revient dix ans après pour déranger tout le système.
La trame du film a été rehaussée d'un beau casting...
Chroniques de mon village est un film à base de trames et de caractères. Ce sont les personnages qui ont fait mon histoire. Il me fallait un bon casting. Il y a bien sûr ma confiance en moi de savoir et de pouvoir diriger des comédiens. Cela est aussi très important. Si je n'aime pas, ou si je ne hais pas un comédien, je ne l'appelle pas pour venir travailler avec moi. Il faut de l'amour ou de la haine. Si c'est de l'amour, il faut que le comédien soit brillant, si c'est de la haine, il faut que je prouve au comédien que je sais comment le diriger. Tous ceux qui ont travaillé avec moi peuvent le confirmer.
L'enfant Bachir, je l'ai trouvé par hasard. Quant au personnage de la grand-mère, au début, je voulais prendre la comédienne algérienne, Fettoum, qui a beaucoup aimé le scénario, mais qui ne voulait pas tourner deux scènes qui ne lui convenaient pas. Quand j'ai vu jouer la comédienne tunisienne Fatima Bensaïdane, je me suis dit, c'est ma grand-mère. Quant à Mouni Boualem, je lui avais promis de travailler avec elle. Pour le rôle de Tchicha, au début j'avais choisi mon frère Hakim, mais il n'était pas disponible. Ensuite, j'ai contacté Ali Djebbara, pour ensuite porter mon choix sur Mohamed Tahar Zaoui.
Bien qu'étant établi en Hollande, quel regard portez-vous sur le cinéma algérien ?
Je pense qu'il y a un seul mot, c'est la confiance. Faire confiance aux jeunes réalisateurs algériens. Les encourager et les laisser faire des films. Je demeure convaincu qu'au bout de cinq ans, ces jeunes-là feront des merveilles. Il faut encourager le nouveau langage cinématographique qui est en train de se créer chez les jeunes. Dans un passé récent, l'ensemble des films algériens parlaient de l'Indépendance, mais maintenant, c'est une autre page qui s'ouvre. La société algérienne s'ouvre désormais sur le modernisme. C'est parce que l'Algérie est très complexe qu'il faut sortir de cette complexité. Je citerai le film Mascarade de Lyès Salem.
Ce genre de film a fait le tour du monde, car il parle de la société. Tout le monde se reconnaît dedans. C'est un film joyeux, mais qui raconte en même temps une page triste. Faire confiance aux jeunes, c'est investir aussi. Il faut se préparer à l'investissement, car le cinéma c'est avant tout de l'argent.
Planchez-vous actuellement sur un autre projet ?
Souvent, je me dis que je ne vais plus tourner en Algérie, mais mon cœur bat toujours pour mon pays. Il y a tellement d'histoires que j'ai envie de raconter. Le film que j'ai envie de tourner repose sur l'athlète et ouvrier français Ahmed Bouguerra El-Ouafi. Il est né le 15 octobre 1898 à Ouled Djellal, en Algérie, et il est mort le 18 octobre 1959 à Saint-Denis, en France. En 1928, il devint le premier athlète africain indigène à conquérir une médaille olympique et à être champion olympique en remportant le marathon des Jeux d'été à Amsterdam. C'est un film qui va coûter très cher. J'ai l'impression que je ne sais plus rien faire à part écrire et réaliser.


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