Mounir Outemzabt réalise, dans le cadre d'un avant-projet de thèse, à l'université de Nice- Sophia Antipolis, en France, une étude sur «Les différentes formes de censure vues par des journalistes algériens». Dans cet entretien, il nous parle des résultats de ce travail de recherche. - Votre étude s'articule essentiellement autour de la censure dans la presse en Algérie, pouvez-vous nous parler des résultats de ce travail de recherche ? Les résultats de mon travail de recherche ont montré que la censure a plusieurs visages. Plusieurs formes même. La presse écrite privée a traversé des périodes très difficiles, plus particulièrement durant les années 1990 et 2000, années où les journalistes ont traversé des périodes de censure sans précédent. C'était une crise politico-médiatique, des moments de terrorisme. Il y avait des informations sécuritaires qui ont été interdites à «balancer». La censure la plus facile, la plus utilisée dans les années 1990, c'est d'aller à l'imprimerie contrôler les articles programmés à la diffusion. L'article qui dérange est supprimé sur place. 67% des journalistes interrogés dans le cadre de notre étude ont déclaré avoir été censurés. - Selon vous, la censure est-elle exercée à l'insu de l'auteur de l'article ? Oui. Il est vraiment rare que le journaliste soit informé du blocage de son article lors de son dépôt à la rédaction. 67% des journalistes prennent connaissance de leur censure après l'impression du journal. Ceux-ci ne se rendent compte qu'une fois avoir lu le journal le lendemain. 22% des journalistes sont informés avant l'impression par leur directeur de rédaction. Celui-ci appelle le journaliste concerné pour lui expliquer le motif du «refus» de la publication de son article. La décision est parfois mal prise et crée la déception du journaliste qui a beaucoup travaillé sur son sujet. En revanche, 11% des journalistes sont informés du blocage du papier lors du comité de rédaction. Celui-ci sollicite donc le journaliste pour des explications sur le contenu et l'information donnée. S'il existe des preuves fortes pouvant le couvrir et mettre en sécurité le journal, le papier pourra passer. Ainsi, parfois, le comité de rédaction contacte le journaliste pour l'informer directement que le papier ne sera pas programmé à la publication pour des raisons qu'il transmettra. Les raisons sont souvent liées à des informations données sur des personnalités du gouvernement ou des annonceurs. - Peut-on savoir quelle est la forme de censure la plus répandue ? C'est l'autocensure. Les journalistes s'autocensurent de plus en plus, en Algérie. Le pouvoir met la pression et s'éloigne. Cela est néanmoins le résultat d'une investigation. Neuf journalistes ont été interviewés. Six ont fait l'objet d'une autocensure. Ils ont tenu à mettre l'accent sur les pressions politico-économiques exercées et par le pouvoir en place et par les sociétés de grande puissance politique. Ces pressions politiques et économiques sont moins visibles et moins directes, mais elles poussent ces journalistes à s'autocensurer afin de ne pas déplaire aux annonceurs. Ou bien pour la simple raison qu'ils évitent d'être privés de conférences de presse ou d'autres événements importants. En outre, l'Algérie est un pays musulman où certaines pratiques s'expliquent. Le tabou fait que certaines personnes n'acceptent pas qu'on parle d'elles, on parlera ici d'«el harma» (la dignité). Surtout quand il s'agit d'un fait divers ou d'un autre cas nécessitant de citer les acteurs de l'événement. D'autres raisons de l'autocensure sont liées généralement aux relations très amicales et professionnelles entre l'ensemble du corps médiatique (journalistes ou directeurs de journaux) et les responsables politiques. Chaque journaliste qui lève sa plume censure lui-même son propre discours. (…). Les 5% qui restent ne voient plutôt pas de l'autocensure dans leur manière de travailler. Ils nous avancent qu'ils réfléchissent au sujet qu'ils souhaitent traiter avant de l'aborder. Si l'information n'est pas utile, elle ne sera pas rapportée. A la direction, on avance souvent le fait que le sujet soit traité plusieurs fois, où parce qu'il engendrera plus de polémique et de complications sans aucun résultat positif. - Comment voyiez-vous l'exercice du métier de journaliste durant les années 1990, juste après l'ouverture démocratique? Durant les années 1990, notamment pendant la décennie noire, la presse privée a passé des moments difficiles. Elle faisait face à la censure de l'Etat, qui est appelée aussi «censure politique» et elle a deux sous-formes : censure politique externe et interne. Dans la première, c'est l'Etat intervient directement dans les imprimeries auxquelles il a un accès direct. Il procède par le biais d'agents qu'il met à sa disposition à la vérification des articles qui pourraient nuire à son image et celle de son système politique. La presse n'est pas souvent informée de cette censure, faite généralement au moment de l'impression. Rarement au moment où les fonctionnaires de l'imprimerie demandent à la rédaction concernée de remplacer un article à la dernière minute avant l'impression. En l'absence de la rédaction dans les bureaux pour l'envoi d'autres articles susceptibles de remplacer celui qui été supprimé, le journal sera imprimé tel quel. Automatiquement, le lendemain, un blanc (vide) sera aperçu dans les pages du journal : c'est ainsi que le lecteur parviendra à reconnaître qu'il s'agit sûrement d'un article censuré. La seconde (censure politique interne), est exercée par la rédaction. Celle-ci intervient directement sur le papier qui peut d'une façon ou d'une autre offenser l'Etat. Certains journalistes voient leurs articles bloqués, car comportant un thème politique, pour des raisons d'«atteinte à l'Etat». La rédaction bloque l'article et ne le publie pas, ou bien, dans le pire des cas, elle enlève carrément le texte qui contient des propos pouvant scandaliser l'Etat et garde l'autre partie de l'article. Aujourd'hui, l'Etat ne dérange pas trop. Il laisse les affaires de censure à la rédaction, qui prend soin de ne pas publier des articles déloyaux et déstabilisants pouvant provoquer le fourbe étatique. - Existe-il d'autres formes de censure ? Effectivement. La censure économique est de plus en plus dominante aussi. Cette forme de censure est caractérisée par types : la censure économique externe et interne. La première est exercée directement par les «annonceurs» dans les années 1990, période de la décennie noire, qui a mis la presse dans une situation économique des plus faibles. Une période qui a enregistré une certaine jonction entre le milieu politique et médiatique. Les journaux étaient en situation de dettes et donc avaient beaucoup plus besoin d'annonces publicitaires que d'informations médiatiques. Les publicités deviennent progressivement plus nombreuses que les pages rédactionnelles. Cependant, la presse tombe dans la situation de «dominé». Ce qui a permis par la suite à ces «lobbies» d'intervenir d'une manière ou d'une autre auprès des dirigeants des journaux et des imprimeries surtout.Desconcessionnaires achètent des pages entières à coups de millions. Nul ne peut écrire sur eux, car cela offensera les intérêts stratégiques du journal. Ces nouvelles techniques de domination de la presse ont inquiété les directeurs de journaux qui ont vite réagi en s'offrant une autonomie dans le choix de leur lignes éditoriale ainsi que les pages à offrir à la publicité. Malgré tout cela, les risques sont toujours en cours. Les maîtres de l'économie d'aujourd'hui se sont mobilisés pour penser le pouvoir des médias. Le second type de censure économique s'exerce plutôt à l'intérieur de la rédaction. Celle-ci procède à la suppression des articles qui portent sur les annonceurs qui la financent. Il y a aussi la censure structurale. Celle-ci intervient sur le contenu de l'article lui-même. Plus exactement, les formules d'expression. Beaucoup de journalistes voient leurs écrits modifiés, ce qui entraîne parfois un changement au niveau du sens. Certes, on ne peut pas écrire ce qu'un autre a déjà pensé. Bourdieu, ici, «régit l'expression en régissant à la fois l'accès à la forme de l'expression».Mais, lorsqu'on dépasse les normes journalistiques, tels que le nombre de signes exigés pour un article, le rédacteur en chef ou le chef de rubrique se permet de porter des modifications dans le contenu ou même parfois de le refuser sans en parler au journaliste.